L’Intelligence inclusive

  • Publié le 7 octobre 2021
  • Nicolas Bourriaud
  • 15 minutes

Contemporain des mutations de son temps, l’artiste se découvre immergé au sein de la biosphère, dans un geste de rupture par rapport aux dualismes de la pensée occidentale. Ce geste relève, pour Nicolas Bourriaud, d’une « pensée inclusive ». Loin des représentations de l’être humain positionné au centre de son « environnement », comme une figure sur un fond, l’art inclusif exprime une prise de conscience de notre intrication avec l’ensemble des milieux vivants. Dépassant les « formules de l’assujettissement » générées par la pensée binaire et incarnées depuis Aristote par l’opposition entre matière et forme, actif et passif, nature et culture, les artistes contemporains coopèrent avec le vivant et composent des réseaux
de relations.

D’alembert. – Je voudrais bien que vous me disiez quelle différence vous mettez entre l’homme et la statue, entre le marbre et la chair. 

Diderot – Assez peu… On fait du marbre avec de la chair, et de la chair avec du marbre. Les citations en exergue sont extraites du Rêve de d’Alembert de Denis Diderot.

Vous écrivez sur ce qu’on appelle l’« art contemporain». Mais de quoi les artistes sont-ils les contemporains ? Vous n’en parlez jamais. 

Contemporains de ce qui change. Les artistes sont les contemporains de ce qui émerge de leur temps : aujourd’hui, de l’épidémie, pendant laquelle l’être vivant le plus petit qui soit bouleverse les institutions les plus massives ; de la promiscuité, puisque la crise climatique rapproche, de manière inquiétante, les êtres et les phénomènes ; des feux de forêt en Amazonie et en Australie, qui sont les symboles de la destruction massive des espèces ; contemporains enfin de l’image jetable, des objets recyclables, de la marchandisation des matières premières et d’un monde débité en produits. Mais le véritable agent de l’histoire contemporaine, me semble-t-il, c’est la molécule, du virus jusqu’aux particules de gaz lacrymogène, en passant par le glyphosate.

L’artiste est immergé.

Architecte, mon travail aboutit généralement à quelque chose de durable et construit. Mais les artistes qui vous occupent observent, critiquent, analysent ? Leurs œuvres, qui ne sont même pas toujours des produits finis, semblent se contenter de dupliquer le monde. 

Ce que l’Anthropocène nous apprend, c’est qu’il nous faut cesser de nous imaginer situés en surplomb d’un monde qu’il nous serait loisible d’observer, comme si nous en étions séparés par une vitre. Autrement dit, en finir avec la posture critique : nous voilà embarqués dans un véhicule nommé « planète», et immergés dans un milieu – qui n’a plus rien d’un environnement, mais tout d’une chambre d’échos. Comme disait Jacques Tati dans Mon oncle, « tout communique »… Plus sérieusement, et parce que nous nous percevons désormais comme inclus dans la masse de la biosphère, nous assistons aujourd’hui au déclin d’un mode de pensée binaire, de ce dualisme qui structure la pensée occidentale depuis plus de deux mille ans : terre/ciel, nature/culture, homme/femme, sujet/objet, forme/matière, actif/passif, civilisé/sauvage, la liste est longue… Assumer cet état de fait, et essayer de dépasser le dualisme, c’est ce que j’appelle la « pensée inclusive». Et un art inclusif exprime la position immergée de l’artiste à l’intérieur de la réalité, une réalité sans dehors connu, dans laquelle nous sommes enchevêtrés. Nous avions pensé le monde comme si l’oxygène était neutre et vide, comme un pur décor : nous nous retrouvons aujourd’hui avec la nécessité d’avoir des branchies mentales, afin de mieux évoluer, immergés, dans une atmosphère tout à fait matérielle.

Si nous sommes désormais immergés, inclus dans un monde dont les éléments ne sont pas séparables, que devient l’art ? Et en quoi pourrait-il nous aider à surmonter la crise écologique ? 

En termes anthropologiques, l’ensemble de la production humaine est ordonné par deux pôles, deux extrêmes : d’un côté l’œuvre d’art, de l’autre le déchet. On considère la première comme le comble du luxe, de l’inutile, du superflu. Vous êtes architecte, c’est votre un pour cent… Mais si Georges Bataille, dans son traité d’économie générale, La Part maudite, incluait l’art dans le registre de la « dépense gratuite », ce n’était pas pour le rabaisser, au contraire : dans cette catégorie figurent l’érotisme, le luxe, la guerre ou la fête… Et vous ne pouvez pas qualifier ces activités de « non essentielles », comme on dit aujourd’hui. Le déchet, c’est l’inverse, et les deux ont partie liée. Dans ce lien réside d’ailleurs tout l’intérêt de penser la crise actuelle à partir de l’activité artistique. À l’inverse de l’œuvre d’art, le déchet n’appartient à personne, par définition. Sur cette planète, c’est d’ailleurs la seule chose dont personne ne revendique la propriété, puisque même les racines ou les semences peuvent désormais appartenir à tel ou tel groupe industriel. On reconnaît un déchet, ou la pollution en général, à ce qu’il n’est pas à sa place. Réfléchissons une minute : comment dissocions-nous le sale des autres matières ? On ne perçoit pas le sable des plages comme sale, parce qu’il se trouve à la place que nous lui avons assignée. L’ethnologue Mary Douglas, dans son étude sur les formes du sacré, lie celui-ci à la notion de souillure sociale : le sacré est inséparable de la pollution, et de la peur de la contagion. Toutes les religions développent leur rhétorique spécifique de la souillure, et établissent leur classification du pur et de l’impur. Pourquoi la religion hébraïque considère-t-elle la lotte comme immangeable ? Parce que n’ayant pas d’écailles, elle n’est pas à sa place parmi les poissons. L’art non plus n’est jamais à sa place. De toutes les manifestations de l’esprit humain, c’est celle qui s’approche le plus du déchet, parce que l’artiste se donne pour tâche de déplacer les éléments constitutifs du monde, de les présenter ou les représenter là où nous ne les attendons pas. Duchamp déplace un porte-bouteilles dans une galerie, les peintres toscans représentent Jésus sur une place de Florence, Joseph Beuys discute avec un lièvre mort, Pierre Huyghe fait entrer un chien, des abeilles et des bactéries dans ses expositions : dans le domaine de la « dépense improductive », l’art occupe une place analogue à celle du déchet dans celui de la production. Mais l’art génère de l’énergie recyclable – et l’industrie productiviste, de la pollution et des produits qui seront demain des déchets. Les activités humaines produisent toutes un excédent : celui-ci possède son aspect négatif (le déchet) et son aspect positif (l’art). Et ces deux pôles communiquent entre eux, constamment, par des protocoles symboliques. L’art est fait de négociations frontalières entre l’exclu et l’admis, le produit et le déchet. Ce que j’appelle une « exforme» est cet objet qui se voit pris dans cette négociation : entre ce qu’une société exclut, rejette, et ce que l’artiste entend montrer. Un exemple parlant, c’est Gustave Courbet : son « réalisme » n’est autre que l’acte de présenter ce que la société de son temps refusait de regarder, des Casseurs de pierres à L’Origine du monde. N’oublions pas que le déchet se définit comme « ce qui reste d’un travail » : la misère, la réalité sans maquillage idéologique, le sexe, personne ne voulait voir ces sujets « indignes » au dix-neuvième siècle. Mais Courbet insistait. J’appelle « exforme» toute forme prise dans une procédure d’exclusion ou d’inclusion, c’est-à-dire tout signe en transit entre le centre et la périphérie, flottant entre le pouvoir et ses marges dissidentes. Entre le centripète et le centrifuge… Les sujets « réalistes » de Courbet, le prolétariat de Marx ou l’inconscient de Freud sont les trois grands domaines de l’exforme, tous trois apparus au dix-neuvième siècle. Permettez-moi de me citer, pour me faire bien comprendre : « Le geste de l’expulsion et le déchet qui en découle […] apparaît comme un véritable lien organique entre l’esthétique et la politique, dont l’évolution parallèle pourrait se résumer, depuis deux siècles, à une série de mouvements d’inclusion et d’exclusion : d’une part, un partage sans cesse recommencé entre le signifiant et l’insignifiant en art ; de l’autre, les frontières idéologiques tracées par la biopolitique, le gouvernement des corps humains.L’Exforme, Presses Universitaires de France, 2017. » Toute société produit ses déchets – c’est-à-dire ce qu’elle ne veut pas voir. L’art est une métaphysique du déchet, située au cœur de ce double mouvement qui gouverne la production humaine.

L’actif et le neutre

Depuis le puceron jusqu’à la molécule sensible et vivante, l’origine de tout… Pas un point dans la nature entière qui ne souffre ou ne jouisse. 

D’accord, mais comment imaginer la création sans réfléchir en termes de matériaux et de formes ? Par exemple, un bâtiment aura toujours une forme, et celle-ci sera toujours composée de matériaux. 

Mais pourquoi opposer une chose à une autre sur le modèle actif/passif ? Décidément, tout part de la pensée binaire. Et nous sortons d’un siècle, le vingtième, qui a exacerbé ces dualismes. Alain Badiou le résume ainsi : « Le siècle a prononcé que sa Loi était le Deux, l’antagonisme, et en ce sens la fin de la guerre froide (l’impérialisme américain contre le camp socialiste), qui est l’ultime figure totale du Deux, est aussi la fin du siècle.Alain Badiou, Le Siècle, éditions du Seuil, 2005, p. 90. » On pourrait trouver l’origine du dualisme, de la pensée du Deux, dans les théories d’Aristote : pour lui, dans toute création, on trouve hulê, la matière passive, supposée recevoir morphê, la forme active. On voit comment cette image, qui va devenir un cliché reproductible à l’infini, prend sa source dans un imaginaire sexuel et une hiérarchie des genres. On la retrouve, quasiment telle quelle, dans l’esthétique romantique d’un Schiller : la forme représente le « principe spirituel » qui vient travailler et ordonner le matériau « amorphe ». C’est cette image classique qui, bien au-delà de la philosophie de l’art, va irriguer le discours idéologique du capitalisme et du colonialisme occidental : celle de la pénétration. Francis Bacon, le philosophe du dix-septième siècle, ira jusqu’à justifier l’exploitation de la nature en des termes peu équivoques : « la matière est décrite comme une “femme publique” et il invite “tout homme qui […] aspire à pénétrer plus en profondeur […] la nature en action” à travailler ensemble “comme de véritables fils de la science […] [et] trouver quelque manière de pénétrer en ses chambres intérieures”, appelant ensuite ses lecteurs à “l’attacher à votre service et à en faire votre esclave”Francis Bacon : Novum Organum (1620)». La surexploitation des ressources naturelles s’apparente ainsi à un fantasme de viol. Cette dualité entre « matière » et « forme » nous semble aller de soi, et englober tous les arts, mais c’est le plus pernicieux des conditionnements. C’est le cœur de la pensée binaire, dualiste, sur laquelle s’est fondée la conquête du monde par les Européens. La « nature », reléguée au rang de « matière » inerte et « d’environnement », doit se soumettre à la volonté du principe actif, accepter sa condition de support sur lequel vient s’imprimer la vir, la force. Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe, ne s’est pas trompée sur le caractère sexué de cette idéologie : « Une des rêveries auxquelles l’homme se complaît, écrit-elle, c’est celle de l’imprégnation des choses par sa volonté, du modelage de leur forme, de la pénétration de leur substance : la femme est par excellence la “pâte molle” qui se laisse passivement malaxer et façonner.Simone de Beauvoir : Le Deuxième sexe (1949). Folio, Tome 1, p. 291 » La division entre hulê et morphê est la formule même de l’assujettissement, et elle est inscrite dans la théorie de l’art occidentale depuis deux mille ans. Ou, autrement dit : misogynie et anthropocène ont partie liée.Sur ces questions, voir Tara Londi, page 341, « Art écoféministe : sur le concept d’héritage »

Je ne peux pas dire le contraire. Mais n’est-ce pas un peu simpliste de tout expliquer par la sexualité ? 

Pas par la sexualité. Par l’érotisme. C’est-à-dire l’usage que les humains en font.

Admettons. Mais alors, comment font vos artistes pour se passer d’outils et de supports ? Prenons la peinture : il s’agit bien de couleurs très matérielles, posées sur des toiles qui le sont tout autant. 

J’allais y venir. Nous sommes tellement habitués à penser qu’un « principe actif » vient forcément s’imposer à une « matière inerte » que nos représentations elles-mêmes sont saturées de dualisme. Depuis deux mille ans, on ne voit en Occident que des figures sur des fonds, des êtres humains posés dans leur environnement. Comme ces fonds verts utilisés pour les effets spéciaux de cinéma, nos espaces verts semblent interchangeables. D’un côté des espaces, de l’autre leurs occupants. Des figures sur des fonds, donc : les Occidentaux se sont représentés ainsi depuis deux millénaires, en cohérence avec leur certitude d’occuper le centre d’une planète située au centre du monde. L’espèce humaine apparaît ainsi comme un orateur isolé dans un monde muet, l’unique protagoniste d’un opéra dont le son des autres musiciens aurait été coupé. Comme le dit l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, les Européens « semblent vivre dans un monde où les autres créatures vivantes ne font partie que de l’environnement ». Aujourd’hui, les artistes ont compris que rien n’est inerte : leurs œuvres composent avec du vivant, leurs compositions sont des imbrications, et elles (on peut l’écrire au féminin, après tout, parce qu’elles sont majoritaires dans ma liste) élaborent dans leurs œuvres des espaces dont tous les éléments sont actifs, loin de nos hiérarchies artificielles. Il n’y a plus de « fond », car tout est forme. Un univers de particules égales entre elles, qui se voient ultérieurement spécifiées par le sens qu’elles prennent dans la vie sociale, vient ainsi se substituer aux supports et aux surfaces de l’esthétique occidentale classique. Ces formes moléculaires, apparemment semblables, peuvent tout aussi bien renvoyer aux hiérarchies culturelles ou à la construction de l’individu chez Phillip Zach, qu’à l’univers de la technologie pour David Douard ou Daiga Grantina. Et pour d’autres encore, à l’économie ou la politique. Je résume : plutôt que de plaquer des formes sur des matières supposées brutes ou neutres, ils/elles procèdent par la mise en contact de divers aspects du vivant, connectent entre eux des processus et des matériaux. Alice Channer collecte des débris de chantiers ou des coquilles de moules, pour en modifier la nature et la forme. Alisa Baremboym crée des alliages où s’entremêlent céramique et programmes informatiques, silicone et gels chirurgicaux. Pamela Rosenkranz introduit dans ses expositions des molécules ou des bactéries affectant la perception. Dora Budor travaille avec de la poussière ou diffuse de l’oxytocine – une substance altérant le cerveau humain… Agnieszka Kurant fait travailler des millions de termites en leur fournissant des matériaux pour construire leur habitat, Jared Madere crée des parcs d’attraction pour abeilles et fourmis. Mais je me dois de citer Pierre Huyghe, qui collabore avec des bactéries, des cellules cancéreuses ou des bernard-l’ermite…

Je vous arrête : on dirait qu’on veut se débarrasser de l’être humain, que la subjectivité humaine n’a pas plus de valeur que celle d’une guêpe… Vous décrivez une dépolitisation générale. 

Le grand thème de la pensée marxiste (d’ailleurs obsédée par la réification, c’est-à-dire le mouvement inverse) était le dévoilement des rapports sociaux cachés derrière nos rapports avec les choses. Mais l’Anthropocène étend cette réflexion à l’ensemble du vivant, en faisant apparaître que nos rapports au monde « naturel » reflètent la totalité de nos rapports sociaux. La subjectivité de l’espèce humaine se manifeste toujours dans son art, évidemment ; mais ce qui a changé, c’est que ces artistes la mettent en rapport avec la totalité des émissions planétaires. L’inclusion, c’est l’effet de cette soudaine réverbération. Une pensée chorale.

En quoi cela passe-t-il par la fin de votre dualisme ? Pourquoi tout à coup se détourner de ce rapport entre l’actif et le passif, l’outil et le support ? 

J’ai mentionné ce que j’entendais par « pensée inclusive ». Son principe premier, c’est la prise de conscience de notre immersion dans un monde fini : nous constatons que nous ne sommes ni face à lui, ni au-dessus, mais dedans. Croyez-vous que cela n’affecte pas nos modes de sentir ou de penser ? Nos représentations ? Nos méthodes ? L’anthropologie contemporaine nous a sensibilisés à d’autres modes de pensée, d’ailleurs celle que l’Occident a tenté et tente encore d’éliminer. Pour un Indien d’Amazonie, la forêt est une gigantesque sémiose : les arbres, le vent, les nuages ou les animaux « produisent du sens » tout autant que les humains. L’art, c’est un autre genre de forêt – en tout cas, c’est aussi une sémiose, une production sémiotique. On s’y trouve toujours en position de dialogue, comme l’Indien Achuar dans sa forêt. Ce sont aussi deux milieux relationnels : Philippe Descola ne parle-t-il pas des animaux comme des « partenaires sociaux » des Indiens ? Quand on visite une exposition, on se trouve dans un état de rencontre : la forêt, pleine de sens, saturée d’émissions, s’y voit recréée à une plus petite échelle. Dans ce qu’on appelle le « monde de l’art», qui est temporel (on y rencontre les signes du passé) autant que spatial (on y fait connaissance avec des réalités éloignées), ce sont tous les esprits qui se réunissent, comme à la nuit tombée ceux des Indiens Achuar. Se sentir immergé dans le monde (ou s’y voir contraint, parce que la catastrophe se fait sentir), c’est tout d’abord renoncer à la structure mentale qui génère tous les dualismes. Sous la tempête, ou dans un tremblement de terre, plus rien n’est plus frontal ou extérieur à nous, nous sommes dans un espace holiste, enveloppés, intriqués aux phénomènes. Gilles Deleuze et Félix Guattari cherchaient à « arriver à la formule magique que nous cherchons tous : PLURALISME = MONISME, en passant par tous les dualismes qui sont l’ennemi, mais l’ennemi tout à fait nécessaire, le meuble que nous ne cessons pas de déplacer.Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille Plateaux, éditions de Minuit, 1980, p. 30 » Il faut de nouveau déplacer ce meuble encombrant. Voire, cette fois, le laisser derrière nous pour déménager dans un autre espace-temps.

Le cadrage comme figure de l’inclusion

Non, il n’y a point d’individus… Il n’y a qu’un seul grand individu, c’est le tout. 

Alors l’art, selon vous, c’est notre nouvelle nature ? 

Non, parce que cette division entre nature et culture, typiquement occidentale, n’a plus de sens.

Et qu’y fait-on alors, dans votre forêt ? 

Les artistes, en tout cas, savent comment y évoluer. Je peux vous rappeler une phrase de Le Clézio ? C’est dans Haï : « Il n’y a rien dans l’univers qui ne soit pas naturel. Les villes et leur paysage sont naturels, comme les déserts, les forêts, les plaines, les mers. En créant les villes, en inventant le béton, le goudron et le verre, les hommes ont inventé une nouvelle jungle dont ils ne sont pas encore les habitants.J.M.G Le Clézio, Haï, Champs Flammarion, 1987, p. 36. » Eh bien, ils essaient de l’habiter, ce monde. Et cela implique de questionner un autre pilier de l’idéologie occidentale, celui du productivisme. Allez dans les expositions : vous y verrez que les artistes se posent des questions à ce sujet. Déjà, ils et elles se demandent pourquoi il faudrait forcément « s’exprimer », c’est-à-dire expulser quelque chose hors de soi. Ou « produire », c’est-à-dire faire avancer devant soi ce quelque chose. La subjectivité géniale… Au lieu de ça, l’artiste contemporain va organiser un réseau de relations entre des acteurs, êtres ou choses, afin de former un « champ de subjectivation ». Vieille idée, que l’on trouve chez Deleuze et Foucault. Mais tout comme un paysage, un individu est un assemblage d’éléments naturels et culturels, de choses qui poussent et d’autres qui meurent, de pièces rapportées et de fondements quasi géologiques. Deleuze, encore lui, disait que lorsqu’on rencontre quelqu’un, on déplie le paysage que porte cette personne – une histoire, une géographie, un climat. Si les êtres humains constituent autant de paysages, on ne peut plus demander aux artistes de produire comme des usines. Laissons-les cultiver leurs formes, fabriquer leur milieu, aménager leur écosystème. Avant, on expulsait, on produisait. De nos jours, on conduit les choses vers leur destination formelle, on les met en circuit. Hier, on voyait l’art comme se surajoutant à la nature ; aujourd’hui, les artistes le considèrent comme un exercice de cadrage sur leur milieu – qui comprend des objets, des êtres, et tout ce qui se situe entre les deux. Un artiste, c’est avant tout un cadreur. Au sujet des affiches décollées de Villeglé (mais ça vaut tout autant pour une peinture de Gerhard Richter), Alain Borer écrivait que « le cadrage est la seule place du sujet, ou si l’on veut, de “l’auteur”». Le sujet créatif, c’est celui qui cadre différemment, qui trouve des angles.

Vous allez dire que je suis obsédé par la peinture, mais votre idée me semble davantage correspondre aux ready-mades de Duchamp. 

Non, parce que le cadrage s’opère en amont. Le médium n’a rien à voir là-dedans. Le peintre est un cadreur comme les autres. Il développe un point de vue.

Alors vous parlez du cadrage de l’image ? Comme certains tableaux de Degas, dont le cadre semble imiter celui qu’impose l’appareil photo ? 

Non plus. Mais gardons la photographie en tête. Cadrer, pour la pensée inclusive, c’est avant tout signifier, ou signaler, un point de vue. On ne voit que d’un point, disait Lacan, mais on est regardés de partout. On ne voit que d’un point : prenons cela comme le socle de mon idée du cadrage. La subjectivité de l’artiste ne se manifeste pas par l’intermédiaire de quelque chose qui sortirait de lui ou d’elle, mais par l’exploration et l’approfondissement d’un point de vue, d’une position singulière dans le monde. Cadrer, c’est faire rentrer ce que l’on perçoit à l’intérieur d’un format visuel, c’est composer (ou plutôt recomposer) à partir d’un angle de perception singulier, qui n’appartient qu’à l’artiste en question – tout d’abord parce que toute physiologie est unique.

Plutôt que projeter sur le monde le contenu de son cerveau, l’artiste accueille, intègre le monde à lui. Mais quelle est la différence avec la passivité, que les hommes font d’ailleurs volontiers rimer avec féminité ? 

La pensée inclusive commence par le dépassement de cette opposition. Par exemple, le yin et le yang de l’ontologie taoïste ne s’opposent pas, mais s’entremêlent de manière dynamique. Encore faudrait-il dépasser ces deux notions d’activité et de passivité, qui nous semblent toujours frappées du sceau de l’évidence. Ce sera d’autant plus difficile en art que les avant-gardes du vingtième siècle ont donné à cette notion d’activité un contenu politique et émancipateur : l’idéal moderniste, c’était la dissolution de la barrière entre le producteur (actif) et le consommateur (passif), qui correspondait à l’idéal politique d’une société composée de citoyens prenant part active au pouvoir. L’art a traduit cet idéal par la « participation du regardeur », ou le fameux « chacun est un artiste », de Joseph Beuys. Du coup, toutes les figures de « non-activité » ont mauvaise presse en Occident. Je précise le lieu, car ce n’est pas le cas en Chine, où le non-agir (« Wu wei ») se voit doté d’une connotation positive, et où le processus pictural est inséparable d’une imprégnation. Il faut se laisser pénétrer par le monde, et sa qualité de réception fait l’artiste, tout autant que la manière dont il compose ses formes : comme vous le constatez, c’est une nouvelle érotique de la pensée qui se joue ici, en même temps que s’estompe le primat du masculin sur le féminin, de la forme sur la matière, du sujet sur l’objet. L’artiste développe une capacité spécifique de réception du monde, avant même d’apprendre à y répondre par une excroissance de soi – une chose qui provient de son cerveau, produite. La question primordiale est : dans ce qui s’offre à votre regard, que voyez-vous réellement ? Selon la réponse, on pourra déterminer si vous êtes médecin, artiste ou banquier.

C’est peut-être loin de votre sujet, mais ne peut-on pas décrire votre pensée inclusive à l’aide d’une autre analogie, préhistorique, entre ce que vous appelez le « cadrage » et la pratique de la cueillette ? Celle-ci se situe entre activité et réception, tandis que la chasse est une autre affaire… 

Tout à fait, et c’est pour cette raison que la photographie n’a rien à voir avec mon concept de cadrage. Il ne s’agit pas de « prise de vue », terme qui renvoie à la prédation et la capture. Être artiste, c’est d’abord déterminer la chose suivante : que laisse-t-on entrer dans le cadre ? Par leur étymologie, cueillir et accueillir sont des parents proches, tous deux issus du verbe latin colligere, rassembler. Qui donne également collection. On cueille, et on accueille, pour assembler. Toute œuvre d’art est l’assemblage de cette cueillette, de cet accueil du monde en fonction d’un choix originel ou d’un principe. Or la relation au monde qui se manifeste dans l’art occidental est davantage axée sur la prédation. Comme le disait, devant la cascade de Nachi, l’un de ses amis japonais à André Malraux, « la peinture européenne a toujours voulu attraper les papillons, manger les fleurs et baiser les danseuses ». Il me semble que d’autres traditions artistiques, je pense à la peinture chinoise, se basent sur la position de l’artiste dans le monde, pas sur son mouvement de capture : l’art occidental projette, c’est un javelot lancé contre le monde, et le premier projectile est celui de l’ego. Une nouvelle synthèse intellectuelle est en train de naître, qui ne confond plus l’intelligence avec une faculté d’analyse, mais avec la pertinence d’un cadrage : c’est le positionnement du regard qui importe. Être artiste, c’est déterminer et approfondir sa position, construire un point de vue.

Je vais me référer à ce que je connais mieux, le cinéma. Serge Daney a fait l’éloge du champ/contrechamp, qui constituait pour lui la base d’une véritable démocratie esthétique, dans la mesure où il inclut l’autre. C’est une figure visuelle dialogique. 

Oui, c’est une vraie position. Et l’inclusion commence avec l’affirmation d’un point de vue dans un champ. Mais le champ/contrechamp est un face-à-face humain, trop humain. Je définirais l’art comme un système de prélèvement effectué sur un milieu, le témoignage d’une présence active au sein d’un écosystème. Inclure s’oppose ici à produire.

Une nouvelle pensée sauvage

Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces… tout est en un flux perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal.

Autrement dit, on doit valoriser les figures de la réception, de l’accueil, contre celles de l’intrusion ou de l’invasion. En français, « pénétration » est d’ailleurs synonyme d’intelligence, de discernement, de profondeur. Mais en être l’objet, c’est être idiot – ou le plus souvent, idiote. 

Plus ça va, et plus je pense que Lévi-Strauss a eu une idée géniale en appuyant son anthropologie sur une vision moniste du monde : notre cerveau, écrivait-il, « accomplit des opérations qui ne diffèrent pas en nature de celles qui se déroulent dans le monde ». Ce que nous appelons l’« environnement», c’est-à-dire notre biotope, n’est pour lui que notre « armature biologique ». Être anthropologue, selon ses propres mots, c’est « réintégrer la culture dans la nature, et finalement, la vie dans l’ensemble de ses conditions physico-chimiques ». Ce que nous appelons des « idées» ou des « œuvres» s’apparentent donc aux bourgeons, aux fruits ou aux ailes des papillons, ou encore à ces coquilles de mollusques dans lesquelles Paul Valéry ne voyait ni hasard, ni nécessité. C’est lorsque le monde se voit considéré comme un, et non pas passible d’un dualisme dont l’espèce humaine serait la face active, que l’activité artistique peut se déployer comme une position (d’où l’on cadre et inclut) et non plus comme un miroir. Comme dans les sociétés primitives que décrit Lévi-Strauss, les artistes contemporains opèrent une sélection de combinaisons à partir d’un répertoire de positions esthétiques et de formes disponibles.

Ces thèmes primaires sont arrangés en motifs, exprimant une structure conceptuelle plus ou moins apparente. Toute création artistique constitue donc un bricolage à partir d’un nombre fini de formes, de formats et de couleurs. Le mythe occidental du « progrès » en art, que l’on nous raconte dès notre plus jeune âge, n’est qu’un conte parmi d’autres. Et l’intérêt de la période historique que nous traversons réside précisément dans la nécessité d’en élaborer un nouveau.

Et ce nouveau récit, sera-t-il purement humain ? 

Plus rien n’est linéaire, pas même l’écologie. Anna Tsing, qui raconte notre époque à travers le champignon matsutake, évoque par exemple les « écologies issues de la perturbation », qui forment « de nouveaux assemblages, des alliances inattendues » entre espèces cohabitant au sein d’environnements incertains, enchevêtrés
les uns aux autres. On peut se poser la question : l’art humain et les productions animales sont-ils de natures différentes ? Sur quoi peut-on fonder la distinction entre les productions humaines et animales ? Inutile de rappeler l’importance de cette zone-frontière, elle est au cœur de la pandémie que nous venons de vivre, mais son exploration nous permettra également de repenser l’activité artistique. C’est le terreau d’un nouveau récit.

Roger Caillois pensait qu’il fallait « présenter les tableaux des peintres comme la variété humaine des ailes de papillons », car l’art ne constitue rien d’autre qu’un « cas particulier de la nature ». Le zoologue Adolf Portmann voyait dans les plumes, les poils et les écailles des « organes de l’apparaître », qu’il nomme « phanères», c’est-à-dire autant de formules plastiques permettant à une individualité animale de s’exprimer. Autrement dit, l’animal présente son individualité à travers des formes visuelles, dans le but de communiquer… Quelle différence avec l’art des humains, sinon quelques degrés de complexité ? Comme l’écrit Laurent Jenny, « La nature a aussi ses abstraits et même, parmi eux, ses adeptes de l’op’art (les animaux à livrée disruptive comme les zèbres, qui sont en somme les contemporains de Vasarely) tout comme d’autres semblent emprunter les voies de l’abstraction lyrique.Laurent Jenny, « Le principe de l’inutile ou l’art chez les insectes », Critique 788-789, 2013 » Il ne s’agit pas de voir dans l’art je ne sais quelle fonction, mais de le réenvisager comme matière vivante : l’être humain, contrairement au papillon qui porte son art sur lui, le considère comme une projection, voire une déjection. Il externalise – comme il externalise ses ailes en inventant l’avion, ses pinces en inventant l’épée. L’artiste est un papillon qui projetterait son travail sur des supports externes – ou plutôt, comme le formule malicieusement Roger Caillois, « l’insecte est un technicien introverti ».

L’animal et l’être humain se retrouvent donc dans votre forêt, mais se comportent-ils de la même façon ? 

Deleuze voyait le commencement de l’art, non pas dans l’impression ou le façonnage, comme la plupart des philosophes, mais dans la notion de territoire. Dans cette perspective, l’art commence avec une articulation entre couleur, ligne et chant. L’animal se tient « aux aguets » dans la jungle, et c’est son point commun avec l’artiste : leur extrême vigilance par rapport aux alentours. L’animal, pour sa survie ; et l’artiste, pour nourrir sa projection. Avoir des antennes, c’est plus important que la main. D’un point de vue anthropologique, et j’en reviens à Lévi-Strauss, l’art pourrait bien avoir une fonction d’accommodation au milieu. Il nous aide à nous intégrer dans notre écosystème : l’impressionnisme, après les immenses paysages naturels des siècles précédents, habituait l’être humain à un environnement suburbain, fait de jardins et de panoramas toujours cernés par des bâtiments. Le cubisme resserrait encore la focale, on n’y voyait plus que des tables de café et des produits humains. Lévi-Strauss s’arrête là, mais on pourrait voir dans l’abstraction une volonté, ou la nécessité, de s’échapper des coordonnées spatiales communes ; ou encore, de la première incursion des artistes dans l’immensément petit et l’immensément grand, car toute peinture abstraite finit par ressembler à une vue d’avion ou un coin de microscope. L’art du vingt-et-unième siècle, avec ses processus inter-espèces et ses espaces écroulés, semble préparer les esprits à un monde sans nature et sans animaux, à un enchevêtrement fatal, à cette «  écologie de la perturbation » dont parle Anna Tsing. Ce qui est frappant, c’est que les œuvres d’art marquantes de notre époque tendent à une certaine sauvagerie – dans le sens où elles vont à rebours du « progrès », de ce processus de « civilisation » sur lequel s’est fondé le récit de l’art occidental.

Sauvage ? Je croyais que le terme était devenu péjoratif… 

Lévi-Strauss a tenté de réhabiliter, dès 1962, la « pensée sauvage ». On ne l’a pas très bien compris, à tel point que son titre fut traduit en anglais comme The Savage Mind (l’esprit sauvage), comme si la pensée (philosophique) ne pouvait pas émaner des tribus amazoniennes. Le terme « sauvage» est un opérateur qui nous a servi à qualifier l’altérité, humains et non-humains confondus. L’adjectif s’étend à l’ensemble des vivants, forêts, animaux ou barbares : tout ce qui n’a pas été domestiqué, apprivoisé par la Grande Rationalisation initiée par le capitalisme européen dès le seizième siècle, qui a fini par imposer les standards de la monnaie et du pixel sur l’ensemble du vivant. Un espace sauvage est « inculte, inhabité ». L’animal sauvage est « non domestiqué, difficile à apprivoiser ». Bref, sauvage est tout « ce qui vient naturellement, sans être cultivé ».

En architecture, on essaie de plus en plus de végétaliser les parois, d’inclure le vivant. 

Et dans la cuisine contemporaine, on voit renaître la fermentation, qui consiste à accompagner, guider des bactéries pour transformer des aliments. Cuisine de la décroissance ? Les figures de la production laissent partout la place à celles de la conduction. Rien de plus excitant que de participer à cette nouvelle ère : il me semble que tout est à repenser… ou plutôt, à dépenser.

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