Le cadrage comme figure de l’inclusion
Non, il n’y a point d’individus… Il n’y a qu’un seul grand individu, c’est le tout.
Alors l’art, selon vous, c’est notre nouvelle nature ?
Non, parce que cette division entre nature et culture, typiquement occidentale, n’a plus de sens.
Et qu’y fait-on alors, dans votre forêt ?
Les artistes, en tout cas, savent comment y évoluer. Je peux vous rappeler une phrase de Le Clézio ? C’est dans Haï : « Il n’y a rien dans l’univers qui ne soit pas naturel. Les villes et leur paysage sont naturels, comme les déserts, les forêts, les plaines, les mers. En créant les villes, en inventant le béton, le goudron et le verre, les hommes ont inventé une nouvelle jungle dont ils ne sont pas encore les habitants.J.M.G Le Clézio, Haï, Champs Flammarion, 1987, p. 36. » Eh bien, ils essaient de l’habiter, ce monde. Et cela implique de questionner un autre pilier de l’idéologie occidentale, celui du productivisme. Allez dans les expositions : vous y verrez que les artistes se posent des questions à ce sujet. Déjà, ils et elles se demandent pourquoi il faudrait forcément « s’exprimer », c’est-à-dire expulser quelque chose hors de soi. Ou « produire », c’est-à-dire faire avancer devant soi ce quelque chose. La subjectivité géniale… Au lieu de ça, l’artiste contemporain va organiser un réseau de relations entre des acteurs, êtres ou choses, afin de former un « champ de subjectivation ». Vieille idée, que l’on trouve chez Deleuze et Foucault. Mais tout comme un paysage, un individu est un assemblage d’éléments naturels et culturels, de choses qui poussent et d’autres qui meurent, de pièces rapportées et de fondements quasi géologiques. Deleuze, encore lui, disait que lorsqu’on rencontre quelqu’un, on déplie le paysage que porte cette personne – une histoire, une géographie, un climat. Si les êtres humains constituent autant de paysages, on ne peut plus demander aux artistes de produire comme des usines. Laissons-les cultiver leurs formes, fabriquer leur milieu, aménager leur écosystème. Avant, on expulsait, on produisait. De nos jours, on conduit les choses vers leur destination formelle, on les met en circuit. Hier, on voyait l’art comme se surajoutant à la nature ; aujourd’hui, les artistes le considèrent comme un exercice de cadrage sur leur milieu – qui comprend des objets, des êtres, et tout ce qui se situe entre les deux. Un artiste, c’est avant tout un cadreur. Au sujet des affiches décollées de Villeglé (mais ça vaut tout autant pour une peinture de Gerhard Richter), Alain Borer écrivait que « le cadrage est la seule place du sujet, ou si l’on veut, de “l’auteur”». Le sujet créatif, c’est celui qui cadre différemment, qui trouve des angles.
Vous allez dire que je suis obsédé par la peinture, mais votre idée me semble davantage correspondre aux ready-mades de Duchamp.
Non, parce que le cadrage s’opère en amont. Le médium n’a rien à voir là-dedans. Le peintre est un cadreur comme les autres. Il développe un point de vue.
Alors vous parlez du cadrage de l’image ? Comme certains tableaux de Degas, dont le cadre semble imiter celui qu’impose l’appareil photo ?
Non plus. Mais gardons la photographie en tête. Cadrer, pour la pensée inclusive, c’est avant tout signifier, ou signaler, un point de vue. On ne voit que d’un point, disait Lacan, mais on est regardés de partout. On ne voit que d’un point : prenons cela comme le socle de mon idée du cadrage. La subjectivité de l’artiste ne se manifeste pas par l’intermédiaire de quelque chose qui sortirait de lui ou d’elle, mais par l’exploration et l’approfondissement d’un point de vue, d’une position singulière dans le monde. Cadrer, c’est faire rentrer ce que l’on perçoit à l’intérieur d’un format visuel, c’est composer (ou plutôt recomposer) à partir d’un angle de perception singulier, qui n’appartient qu’à l’artiste en question – tout d’abord parce que toute physiologie est unique.
Plutôt que projeter sur le monde le contenu de son cerveau, l’artiste accueille, intègre le monde à lui. Mais quelle est la différence avec la passivité, que les hommes font d’ailleurs volontiers rimer avec féminité ?
La pensée inclusive commence par le dépassement de cette opposition. Par exemple, le yin et le yang de l’ontologie taoïste ne s’opposent pas, mais s’entremêlent de manière dynamique. Encore faudrait-il dépasser ces deux notions d’activité et de passivité, qui nous semblent toujours frappées du sceau de l’évidence. Ce sera d’autant plus difficile en art que les avant-gardes du vingtième siècle ont donné à cette notion d’activité un contenu politique et émancipateur : l’idéal moderniste, c’était la dissolution de la barrière entre le producteur (actif) et le consommateur (passif), qui correspondait à l’idéal politique d’une société composée de citoyens prenant part active au pouvoir. L’art a traduit cet idéal par la « participation du regardeur », ou le fameux « chacun est un artiste », de Joseph Beuys. Du coup, toutes les figures de « non-activité » ont mauvaise presse en Occident. Je précise le lieu, car ce n’est pas le cas en Chine, où le non-agir (« Wu wei ») se voit doté d’une connotation positive, et où le processus pictural est inséparable d’une imprégnation. Il faut se laisser pénétrer par le monde, et sa qualité de réception fait l’artiste, tout autant que la manière dont il compose ses formes : comme vous le constatez, c’est une nouvelle érotique de la pensée qui se joue ici, en même temps que s’estompe le primat du masculin sur le féminin, de la forme sur la matière, du sujet sur l’objet. L’artiste développe une capacité spécifique de réception du monde, avant même d’apprendre à y répondre par une excroissance de soi – une chose qui provient de son cerveau, produite. La question primordiale est : dans ce qui s’offre à votre regard, que voyez-vous réellement ? Selon la réponse, on pourra déterminer si vous êtes médecin, artiste ou banquier.
C’est peut-être loin de votre sujet, mais ne peut-on pas décrire votre pensée inclusive à l’aide d’une autre analogie, préhistorique, entre ce que vous appelez le « cadrage » et la pratique de la cueillette ? Celle-ci se situe entre activité et réception, tandis que la chasse est une autre affaire…
Tout à fait, et c’est pour cette raison que la photographie n’a rien à voir avec mon concept de cadrage. Il ne s’agit pas de « prise de vue », terme qui renvoie à la prédation et la capture. Être artiste, c’est d’abord déterminer la chose suivante : que laisse-t-on entrer dans le cadre ? Par leur étymologie, cueillir et accueillir sont des parents proches, tous deux issus du verbe latin colligere, rassembler. Qui donne également collection. On cueille, et on accueille, pour assembler. Toute œuvre d’art est l’assemblage de cette cueillette, de cet accueil du monde en fonction d’un choix originel ou d’un principe. Or la relation au monde qui se manifeste dans l’art occidental est davantage axée sur la prédation. Comme le disait, devant la cascade de Nachi, l’un de ses amis japonais à André Malraux, « la peinture européenne a toujours voulu attraper les papillons, manger les fleurs et baiser les danseuses ». Il me semble que d’autres traditions artistiques, je pense à la peinture chinoise, se basent sur la position de l’artiste dans le monde, pas sur son mouvement de capture : l’art occidental projette, c’est un javelot lancé contre le monde, et le premier projectile est celui de l’ego. Une nouvelle synthèse intellectuelle est en train de naître, qui ne confond plus l’intelligence avec une faculté d’analyse, mais avec la pertinence d’un cadrage : c’est le positionnement du regard qui importe. Être artiste, c’est déterminer et approfondir sa position, construire un point de vue.
Je vais me référer à ce que je connais mieux, le cinéma. Serge Daney a fait l’éloge du champ/contrechamp, qui constituait pour lui la base d’une véritable démocratie esthétique, dans la mesure où il inclut l’autre. C’est une figure visuelle dialogique.
Oui, c’est une vraie position. Et l’inclusion commence avec l’affirmation d’un point de vue dans un champ. Mais le champ/contrechamp est un face-à-face humain, trop humain. Je définirais l’art comme un système de prélèvement effectué sur un milieu, le témoignage d’une présence active au sein d’un écosystème. Inclure s’oppose ici à produire.