Stream : Gemini et Vocal Vibrations portent une grande attention au corps, y compris dans sa dimension biologique, voire médicale. Dans quelle mesure est-ce emblématique de votre travail ? Comment articulez-vous la technologie (computation et fabrication numérique) et la biologie dans votre travail créatif ? S’agit-il d’un un rapport d’influence, d’inspiration, ou d’une forme d’implémentation ?
Neri Oxman : Je préfère utiliser le terme « dialogue » pour parler de la relation entre biologie et technologie dans mon travail, puisque les deux domaines « se parlent », « s’écoutent » et se combinent pour permettre une compréhension plus profonde de l’avenir et générer des sources innovantes complexes. Je considère d’ailleurs la biologie comme une forme de technologie qui utilise simplement l’ADN plûtot que les logiques binaires pour encadrer ses fonctionnalités.
Convergence entre objet et environnement
Inspiré par la nature, j’ai imaginé et mis en place une nouvelle approche du design – que j’appelle Material Ecology – pour essayer d’établir un lien plus profond, plus scientifique et précis entre l’objet de design et un environnement. Cette approche renforce une vision holistique du design, qui induirait la conception de produits caractérisés par des gradients de propriété et par une multi-fonctionnalité. Material Ecology prend en compte le calcul, la fabrication et les matériaux en tant que dimensions inséparables et orchestrées du design.
Mes recherches m’ont permis de mettre en place une série d’outils numériques de fabrication, biologiquement informés, ainsi que des techniques et des technologies qui aboutissent à des conceptions en connexion profonde avec un environnement.
En termes mathématiques, mes conceptions impliquent un champs, une gamme, et une cartographie. Le champs est un environnement spécifique, biologique, naturel ou artificiel, impliquant des domaines tels que les forces mécaniques, le stress, la température ou l’électromagnétisme. Le designer utilise des modèles physiques exprimés mathématiquement dans le domaine du numérique pour négocier ou planifier de manière itérative la correspondance entre les deux entités physiques distinctes (l’environnement et l’objet), jusqu’à ce que les critères de convergence soient atteints. De ce fait, le concepteur trouvera toujours un décalage d’échelle entre l’espace de l’environnement et celui de l’objet. En principe, ce décalage devrait entraîner une perte d’information, puisqu’un environnement important est projeté sur un objet plus petit. C’est généralement le cas, sauf si l’on peut assigner plus d’une seule propriété ou fonction à chaque point de la surface de l’objet. Dans ces conditions, un cadre qui apparaît permet à tous les degrés d’indépendance du phénomène naturel d’être représentés par l’objet. Ce trait caractéristique permet de développer des matériaux et des approches de fabrication présentant des gradients de propriété et une multi-fonctionnalité selon les échelles. Les idées et les principes contenus dans Material Ecology ont ainsi provoqué un besoin. Elles ont généré un cadre pour l’innovation en form-generation numérique et la fabrication numérique. Pour répondre à ce besoin, nous avons développé un ensemble de nouvelles approches de fabrication numérique qui permettent un contrôle plus élevé de la propriété de fréquence spatiale et de la multi-fonctionnalité. Plus précisément, nous nous sommes concentrés sur des solides cellulaires gradients pour la densité variable structurelle, sur des composites de gradient pour l’élasticité variable, sur la composition de la fibre gradient pour faire varier le module de flexion, et sur les agrégats gradients pour la résistance variable à la compression. Ces approches ont permis la présentation de Material Ecology dans la gamme des produits de design de conception architecturale.
Stream : L’ensemble du projet Vocal Vibrations propose une expérience sensorielle au spectateur. Pensez-vous que la prise en compte de cette dimension sensorielle, corporelle, l’idée de proposer une véritable expérience, soit une clé pour faire évoluer notre façon de designer les objets mais aussi les espaces ?
Neri Oxman : Les sens de l’organisme sont les passerelles qui éprouvent les émotions, si bien qu’englober, stimuler les sens a toujours été au centre de la création. L’architecture et le design sont pour moi un moyen de donner une forme physique à l’expérience humaine, et comme tels ils doivent s’engager dans la synthèse des sens, un peu comme toutes les expériences humaines.
Stream : Gemini est aussi frappant par l’attention portée aux techniques de fabrication innovantes et aux matériaux eux-mêmes. Avez-vous le sentiment que nous assistons à une nouvelle conception du design dont le point de départ serait l’étude des matériaux et de leurs propriétés plutôt que les questions purement formelles ?
Neri Oxman : Je crois que l’étude des matériaux, et plus particulièrement notre capacité à modifer les propriétés des matériaux et même à concevoir leur interaction avec l’environnement d’une manière innovante, va devenir un thème central du design, alors que nous passons de l’étude de la forme au développement de la fonction par des moyens que nous inspire la nature.
Nouvelles synergies
Stream : Vous expliquez que Gemini représente un premier changement d’échelle dans l’utilisation des technologies de fabrication numérique, en lien avec les techniques additives traditionnelles. Pensez-vous que l’évolution des technologies de fabrication numérique leur permet ou leur permettra à moyen terme de passer encore un cap ?
Neri Oxman : L’échelle de la fabrication numérique est en rapide croissance et va bientôt atteindre celle de la construction. Les technologies numériques sont déjà impliquées de manière importante dans l’architecture. Nous sommes pourtant au milieu d’une époque où les disciplines de la construction et de la conception architecturale vivent dans des sphères distinctes, seulement reliées l’une à l’autre par des contraintes communes, parfois de l’ordre de l’assujettissement, et parfois de l’antagonisme. L’avenir de la fabrication numérique est dans un processus holistique où le design et la fabrication sont fondamentalement synergiques, travaillant de concert à la génération de formes.
Stream : Ce projet est aussi un bel exemple de travail collectif et collaboratif à tous les niveaux du processus, avec des intervenants très divers, une dimension interdisciplinaire qui semble être une des marques de fabrique du MIT. Avez-vous le sentiment d’être ainsi à la pointe d’une nouvelle façon de concevoir le design des objets et espaces ? En quoi cette évolution répond aux grandes mutations que nous vivons ?
Neri Oxman : La collaboration offre des perspectives très différentes pour se rencontrer et partager le processus de création. Cette diversité nous permet d’être plus attentif aux changements et d’y répondre de façon productive et rapide. Elle permet une ouverture multidimensionnelle et multidisciplinaire pour voir le monde.
(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)