Virginie Maris est philosophe de l’environnement. Directrice de recherche au CNRS, elle travaille au Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive de Montpellier et collabore étroitement avec des écologues et des biologistes.
À contre-courant d’un mouvement de remise en question du concept de « nature » et de sa distinction de celui de « culture », vous le réhabilitez en l’associant au sauvage. Pourquoi ?
En écrivant La Part sauvage du monde La Part sauvage du monde, Le Seuil, collection « Anthropocène », 2018., j’avais envie d’offrir une réponse à ce qui peut être qualifié de « mort de la nature » sous deux registres. D’abord un registre conceptuel, dont je m’enrichis moi-même, mais qui me semble trop sévère envers le concept de nature, considéré comme irréductiblement lié à la domination et à l’anthropocentrisme. La critique est ici que la « nature » servirait d’assise au grand dualisme cartésien, avec la séparation stricte et hiérarchique entre humains et non-humains. Les deux figures les plus célèbres portant ces idées sont Bruno Latour, selon lequel il n’existe que des hybrides et des mondes entremêlés, constitués d’une diversité d’entités naturelles, culturelles et manufacturées, ainsi que Philippe Descola, qui, avec son « anthropologie de la nature », ne critique pas le concept de nature en lui-même, mais démontre à quel point il s’agit d’une construction ethnocentrée, occidentale et non-universelle, adoptant des formes variables et diverses selon les cultures.
Une première « mort de la nature » serait ainsi une mort symbolique, née des attaques féroces contre ce concept. Une autre, moins fertile et stimulante selon moi, vient des auteurs qui ont été les premiers à proposer le concept d’Anthropocène dans la littérature scientifique. Cette critique de la nature naît du constat du caractère global de l’influence des activités humaines sur la planète, et plus précisément sur toutes les sphères qui composent notre monde : la géosphère, la biosphère et l’atmosphère. Le surpoids de cet Urbanocène et de la technosphère révélerait une transformation radicale, massive et globale de la Terre, observable par la saturation en gaz à effet de serre, dont les impacts se ressentiraient à l’échelle planétaire au travers des changements climatiques. En déclarant l’omniprésence des activités humaines, de nombreux auteurs ont en quelque sorte signé l’acte de décès de tout ce qui pouvait être considéré comme fondamentalement autonome, extérieur ou différent, plaçant l’humain dans une position de suprématie plus grande encore, comme principal ingénieur de la planète.
Selon moi, la question n’est pourtant pas de savoir si nous assistons ou non à la « mort de la nature », bien que cela ouvre de riches réflexions. Éradiquer toute référence à la nature m’apparaît en effet périlleux et peu approprié alors que nous devons faire face aux défis d’une crise écologique et climatique généralisée. Je tiens à préciser que je m’exprime depuis ma culture occidentale, à mes pairs occidentaux, car la question de l’impérialisme et de l’universalisation n’est pas à minimiser. Mais à l’intérieur de cette culture occidentale, le terme de nature mobilise des affects importants, liés à une capacité d’autocréation et de jaillissement du vivant auxquels je n’ai personnellement pas envie de renoncer.
Puisque le terme de « nature » est polysémique et ouvre une diversité d’interprétations, la définition que j’en retiens, peut être imparfaite, est étroitement liée à la notion de sauvage. Les divers sens attribués à la nature incluent l’idée de nature totalité, de nature normativité ou de nature normalité. Pour ma part, je retiens l’acception d’une nature qui se définit en creux par rapport à l’intentionnalité humaine. En cela, elle représente la part du monde que nous n’avons pas créé et qui échappe irréductiblement à nos desseins, à nos projets, à nos constructions. Cette part du monde, nous en faisons partie, et elle-même fait partie de nous.
La « part sauvage du monde » recouvre les espaces qui ne portent pas de trace de l’intention humaine, mais qu’en est-il des espaces « renaturalisés » ou « réensauvagés » ?
C’est une question complexe car les notions de réensauvagement ou de restauration écologique ne sont pas encore totalement stabilisées. Cela vaut également pour l’ingénierie écologique, une notion qui radicalise un paradoxe traversant la biologie de la conservation dans son ensemble, y compris les approches les moins interventionnistes que sont la préservation et la mise en réserve. Le paradoxe est ici de générer de la spontanéité. Comment produire intentionnellement la nature ? Face à cette question, deux attitudes sont possibles : une première, que je n’épouse pas, consiste à considérer qu’il ne s’agit que d’une vaste supercherie qui ne produirait qu’un simulacre de nature. De ce point de vue, la conservation ne serait qu’une forme de gestion des milieux, à l’image de la production agricole ou de l’extraction minière.
Pour ma part, je considère qu’il est possible de résoudre ce paradoxe en s’intéressant d’abord aux intentions, puis à la temporalité. En ce qui concerne les intentions, prenons l’analogie de l’éducation : il est évident que l’un des objectifs de l’éducation est de permettre aux enfants de gagner en autonomie. Ils n’en sont pas moins soumis à une coercition quasi permanente dans les premières années de leur vie, en raison de leur vulnérabilité et de certaines incapacités physiques. Un grand nombre de gestes éducatifs visent ainsi à faire gagner en autonomie à venir alors même qu’ils sont produits dans une situation de non-choix pour les enfants. De la même façon, nous pouvons imaginer agir sur un milieu non pas pour le façonner à l’image de nos envies, mais bien pour lui donner les capacités d’exprimer ses propres potentiels évolutifs, ses propres dynamiques écologiques.
Pour ce qui est de la temporalité – probablement la façon la plus empirique de tester nos intentions -, la question est de savoir si dans un projet de gestion des milieux à des fins de conservation – comme un projet de renaturation ou de réensauvagement -, les interventions humaines sont bien réalisées avec l’objectif de devenir inutile à terme. Ce caractère temporaire, cette forme de « coup de pouce » qui ne rendrait pas la nature dépendante de l’action de l’homme, est selon moi indispensable à la conduite d’un beau projet de renaturation. C’est le cas par exemple lorsque nous réintroduisons quelques individus pour renforcer une population de grands rapaces. Un maillon de la chaîne trophique ayant disparu – souvent suite à des persécutions anthropiques d’ailleurs -, l’action humaine ne consiste ici qu’en une réintroduction. Cela fait, liberté est laissée au milieu de suivre sa propre trajectoire, même si ce retrait est parfois difficile à accepter. En Camargue, par exemple, la reproduction des flamants roses a été encouragée par la création d’îlots artificiels leur permettant de nicher et de recoloniser le territoire. La population s’est ainsi habituée à voir constamment des milliers de flamants, à tel point que l’oiseau est devenu le symbole de la région. Mais quand il a été question de cesser d’entretenir ces îlots, de laisser à nouveau faire la nature et, si je puis dire, de cesser de « jardiner » les flamants roses, le fait que leur reproduction redevienne intermittente a été très mal accueilli par la population locale comme par certains conservationnistes.
Il existe donc un gradient d’interventions. Je pense que les actions qui visent une auto-limitation de notre liberté humaine, individuelle et collective sur la transformation des milieux échappent mieux au paradoxe, même si le simple fait de circonscrire un espace pour en faire une aire protégée, un cœur de parc naturel par exemple, et d’y réglementer les usages, consiste déjà en une intervention sur le milieu. Prenez l’exemple du Canada, que je connais bien pour y avoir travaillé. Il est certain que ma rencontre avec les grands parcs nationaux, les grands espaces sauvages, l’imaginaire de la forêt et la présence sensible de la culture des Premières Nations ont construit mon goût pour la nature et mon parcours intellectuel. Néanmoins, c’est également sur le continent nord-américain qu’a émergé un travail critique de déconstruction du fantasme de la wilderness et de la nature sauvage. Les écrits de William M. Denevan William M. Denevan, « The Pristine Myth : The landscape of the Americas in 1492 », article paru dans Annals of the Association of American Geographers, Vol.82, No.3, 1992 notamment, ont révélé dans les années 90 un fantasme toxique, chargé d’un rapport colonisateur et ethno-centré, notamment en ce qui concerne la négation des populations autochtones. La mise en réserve a laissé croire à une révélation de paysages sauvages intouchés, alors qu’ils étaient le milieu de vie de nombreuses civilisations pionnières.
Vous établissez une distinction entre le « dualisme », que vous rejetez, et la « séparation », que vous cherchez à maintenir. Est-ce à dire que la frontière peut être fertile ?
Oui, c’est grâce à cela que j’arrive à défendre l’idée qu’il existe un monde extérieur à l’homme qui mérite notre attention, notre soin et notre respect. Pour cela, je m’appuie sur les écrits d’une autrice éco-féministe que j’affectionne beaucoup, Val Plumwood, qui démontre que la logique du dualisme procède de deux moments. Un premier, où sont exacerbés les caractères de la séparation, de façon à différencier les catégories de façon rigide et étanche, en niant les continuums et les interdépendances. Puis un deuxième moment, qui est celui de l’établissement d’une hiérarchie. La qualification de catégories ne fonctionne alors que par la minoration d’une catégorie par rapport à l’autre, très souvent selon des définitions que nous pourrions qualifier de privatives. La pensée est opposée à la matière, la nature à la culture. Les ingrédients du dualisme sont ainsi la séparation rigide, étanche et hiérarchique. Cette logique est initiée par la pensée moderne, qui développe à partir de là nombre d’oppositions, entre humain et non-humain, hommes et femmes, européens et populations autochtones, civilisé et sauvage, etc.
Plumwood dévoile une véritable machine de domination articulée à ces couples d’oppositions. Pour sortir de ces mécanismes de domination, il semble donc séduisant de balayer le dualisme dans toutes ses dimensions, différenciation comprise. En postulant que nous sommes la nature et que la nature est en nous, il ne pourrait plus exister ni hommes ni femmes, ni Européens etc., seulement des humains. Mais ce faisant, le risque est grand de générer une forme d’absorption ou d’assimilation qui, selon moi, n’est pas satisfaisante, en particulier lorsque la domination est si fortement ancrée dans nos institutions, nos langues et jusque dans nos identités. Le danger est de nous rendre aveugles à l’altérité véritable, de nous placer dans une incapacité à reconnaître la différence.
Le premier pas est donc pour moi de prendre conscience de cette logique du dualisme, qui permet de révéler les mécanismes de domination. En revanche, y répondre par l’absorption, l’intégration et l’assimilation nous mettrait dans l’incapacité de reconnaître l’altérité, de percevoir la différence non plus comme une hiérarchie, mais comme un lieu de reconnaissance véritable de l’autre. Il me semble que nous devons ainsi maintenir des frontières, mais fertiles et poreuses plutôt qu’hermétiques. L’usage de frontières nous renvoie à un imaginaire terrible du rejet, mais en réalité la frontière est également un lieu de rencontre, un lieu d’échange dans lequel la multitude des identités est maintenue dans leurs différences. Nous pouvons envisager la frontière non comme un dispositif de repli sur soi, mais bien comme un dispositif de reconnaissance de l’altérité.
Pouvons-nous imaginer nous extraire d’une vision utilitariste de la nature, responsable de la crise que nous vivons ? Que pensez-vous par exemple de la notion de services écosystémiques, largement mobilisée actuellement mais souvent accusée de « marchandisation » la nature ?
Les services écosystémiques rassemblent l’ensemble des bénéfices que les êtres humains et les sociétés tirent du fonctionnement des écosystèmes. Suivant le rapport du Millennium Ecosystem Assessment, nous pouvons y distinguer trois grandes catégories : les services d’approvisionnement, soit l’ensemble des ressources renouvelables de la planète comme les ressources agricoles, sylvicoles, halieutiques etc. ; les services de régulation, une nouveauté conceptuelle, qui concerne les fonctions des écosystèmes dont nous bénéficions sans nous en apercevoir, au travers du recyclage du carbone, de l’eau, des nutriments, mais également de la prédation, de la pollinisation ou des îlots de fraîcheur ; enfin, les services culturels, soit les bénéfices immatériels que nous tirons de la nature, à l’image des services récréatifs, scientifiques, pédagogiques, l’attachement aux lieux, l’identification culturelle, voire des valeurs spirituelles et morales. Je pense néanmoins que cette troisième catégorie ne peut absolument pas être qualifiée de service, ni être réduite à la notion de bénéfice. Il s’agit d’une valeur culturelle ou relationnelle qui impacte directement les êtres humains, leurs identités, leurs intérêts et leur bien-être de façon beaucoup plus constitutive que de simples bénéfices.
Si nous considérons uniquement les deux premières catégories, nous pouvons reprocher à la notion de services écosystémiques une sorte de mimétisme lexical avec le monde de l’économie. Ce terme est en effet né de la volonté d’adopter le langage des « décideurs », avec la volonté d’inscrire la protection de la nature dans les agendas politiques, dont les écologues des années 1990-2000 supposaient qu’ils étaient largement influencés par des agendas économiques. Le risque de marchandisation de la nature ne provient néanmoins pas de cette approche en elle-même, mais plutôt de l’évaluation économique des services écosystémiques. Ces évaluations peuvent être assez parlantes et utiles d’un point de vue « pédagogique », je pense notamment à la fameuse étude « Changes in the global value of ecosystem services » Costanza et al. 1997; Costanza et al. 2014, qui a révélé en 1997 que la totalité des services écosytémiques que la nature nous rend gratuitement représente trois fois en dollars le PIB mondial, mais cela soulève toute de même des questions, et nombre de travaux refusent d’y avoir recours.
Pour illustrer les problèmes que cela pose, prenons l’exemple de la ville de New York. Au début des années 1980, elle a réalisé une évaluation de la valeur économique de la conservation du bassin-versant de l’Hudson, dans les montagnes Catskill. Il a ainsi été démontré que maintenir un bon état écologique et hydrologique de ces montagnes était bien plus rentable que d’investir dans les usines de potabilisation pour conserver une eau de bonne qualité. Mais la même évaluation refaite en 2008, dans un contexte de crise financière, avec une chute du coût de la main-d’œuvre et des outils technologiques, montrait au contraire qu’il était devenu plus rentable de construire des usines de potabilisation plutôt que d’investir dans la préservation des écosystèmes… Ces méthodologies d’évaluation monétaire peuvent donc ouvrir le débat public et contribuer à la prise de décision, mais elles ne doivent en aucun cas être le seul élément pour trancher, puisqu’elles sont discutables du fait de leur instabilité temporelle et de leur dépendance au contexte. Ces outils sont mobilisables dans certains cas précis, mais ils ne condensent pas la complexité de la nature.
Plus fondamentalement, la question de l’efficience économique, qui s’inscrit dans une idéologie de croissance, m’apparaît irréconciliable avec la construction d’un rapport à la nature moins toxique, moins violent et extractiviste. Si nous nous en tenons à considérer la nature comme un pool de services et de ressources, nous ne nous donnons pas les moyens de découvrir des systèmes d’organisation permettant des rapports soutenables au monde. Entrevoir la nature uniquement sous le prisme des services écosystémiques revient à évaluer la valeur d’une relation amoureuse selon un calcul de coûts/bénéfices monétaires : un loyer divisé par deux, des séances de psy évitées, des dépenses téléphoniques engendrées… Ce calcul indique ce que coûte ou rapporte une relation, mais n’est absolument pas représentatif de la véritable valeur que nous lui attachons. De plus, adopter une telle attitude risque de déposer un filtre de comptabilité sur la perception d’une relation, émoussant ainsi la capacité des partenaires à s’engager. De la même manière, les services écosystémiques engendrent une sous-évaluation flagrante de la valeur profonde de la nature en s’appuyant sur des informations circonstancielles, très peu pertinente pour penser ces valeurs. La marchandisation dont vous parlez relève d’un registre symbolique qui implique une conception de la nature comme simple ressource. Le principal risque réside selon moi dans une dégradation de notre capacité à nous émouvoir et à valoriser les choses pour leurs richesses intrinsèques. Comme dans l’exemple de la relation amoureuse, il est possible que les valeurs profondes, authentiques et désintéressées qui nous lient au monde naturel s’émoussent petit à petit jusqu’à disparaître.
Ni le dualisme, ni les services écosystémiques ne révèlent une approche constitutive de l’être humain. Il s’agit de constructions et de dispositifs complexes qui nous ont entraînés individuellement et collectivement dans un rapport mortifère au vivant. N’étant pas misanthrope, je ne crois pas que les êtres humains soient génétiquement programmés pour être de terribles tortionnaires, dominateurs et prédateurs. L’enjeu est donc aujourd’hui de raviver notre capacité d’émerveillement, d’interaction et de souci, au sens du care, plutôt que de les tarir et de les refréner. Cela se joue d’un point de vue philosophique, mais également politique, à l’échelle urbaine, dans la manière d’ouvrir les villes sur la nature et de penser les déplacements. Il revient à chacun d’essayer de réhabiliter cette capacité en nous de se soucier des autres, y compris des non-humains.