Quel est l’impact du temps sur la production architecturale et sur la qualité ? Comment les modes de production et d’organisation s’adaptent-ils à l’accélération du temps et influent-ils en final sur le produit architectural ? Quelles sont les réponses culturelles et professionnelles à cette situation paradoxale par laquelle il s’agit de gérer une complexité toujours plus forte de l’environnement dans une logique de consommation et d’information qui s’accélère ? Comment faire tenir dans le temps les approches de développement alors que l’air de notre époque est à la diffusion en réseau ?
L’architecture, voisine de la finance et de la politique
On constate aujourd’hui que le temps de production dans nos sociétés occidentales a tendance à s’allonger : le cadre administratif, juridique et politique s’élargit avec le souci de mieux protéger le citoyen, la ville, la démocratie et la planète. Le débat sur la participation, les étapes de concertation, l’influence de structures associatives ou des lobbies rythment de plus en plus le processus de production de l’urbain et du bâti. Les échéances électorales rendent possible ou impossible le lancement d’opérations d’envergure alors même que le rôle du politique est de traiter de l’intérêt général à long terme au-delà des considérations de calendrier politique.
Les collectivités locales donnent le temps des développements urbains, les mairies et les services techniques cherchent à maîtriser l’évolution de l’offre et parfois même à réguler le marché. Elles cherchent à développer leurs espaces urbains et, en même temps, à les contrôler.
Dans le même temps, l’argent circule toujours plus vite, les immeubles qui n’avaient connu qu’un, voire deux propriétaires pendant cent ans, changent de main plusieurs fois dans la même décennie.
Les fonds d’investissements, aux moyens financiers de plus en plus importants, se font et se défont, s’investissent dans un pays ou dans un autre, dans une classe d’actifs ou dans une autre, déplacent les curseurs du temps au rythme des simulations de cash-flows et de calcul de retour sur investissement.
L’immobilier est devenu une classe d’actif financier gérée par une filière professionnelle qui s’est structuré sur le modèle anglo-saxon avec ses « fund managers », ses « asset managers », ses « property managers » et ses « facility managers », tous plus ou moins rémunérés en fonction des performances des fonds investis.
Par l’effet d’un apport massif de liquidité sur l’immobilier, des taux d’intérêt très bas et d’une amélioration de la situation économique générale, le marché immobilier s’est emballé aux cours des dix dernières années.
La mise en place d’un nouveau cadre fiscal (REITS/ SIIC) pour les foncières cotées en Europe et le passage de la comptabilité aux normes IFRS (International Financial Reporting Standard) qui permet de faire apparaître les actifs immobiliers à leur « juste valeur » (valeur de marché) dans leur bilan a renforcé le compartiment immobilier des bourses occidentales.
Dans un marché continuellement en hausse et avec des taux d’intérêt historiquement bas, les résultats financiers étaient forcément en bout de ligne et la créativité n’était pas le facteur du succès essentiel. La crise récente du subprime, son impact sur le secteur financier et immobilier viennent cependant de secouer cet univers trop parfait et ramener les acteurs à une réalité qu’ils avaient tendance à oublier.
Si le monde financier de l’immobilier y a trouvé son compte depuis 10 ans, il n’est pas le seul. Les entreprises ont profité de cette période bénie pour externaliser le patrimoine à des coûts intéressants et ont dégagé des liquidités importantes qu’elles ont pu investir dans le développement de leurs métiers.
Les individus propriétaires de leur logement, ont vu la valeur de leur patrimoine s’apprécier de façon significative et trouvent dans cette évolution une chance de pallier la carence de leur système de retraite.
L’État, les collectivités locales, les institutions publiques qui sont les plus gros propriétaires fonciers y ont trouvé des moyens de financer leurs programmes sociaux ou publics.
Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes si une classe de la population n’était pas la grande exclue de cette belle mécanique : les jeunes, les primo-accédants, aux revenus modestes, les habitants des grandes villes qui sont locataires de leur logement, voient leur situation et leur qualité de vie se dégrader progressivement du fait de la part grandissante du coût du logement dans les dépenses des foyers.
Pour répondre à ce problème social et politique dont on mesure l’impact grandissant dans les débats électoraux récents, les élus cherchent à instaurer de nouvelles lois, de nouveaux règlements, de nouvelles contraintes, de nouvelles obligations pour inciter la sphère privée à prendre en charge une partie des obligations qui incombent à la collectivité et à la puissance publique.
De même, les villes s’attachent à maîtriser l’avenir des fonciers disponibles au cœur des villes pour en contrôler l’affectation – le moindre site de centre ville devient l’objet de débat laborieux, de jeux politiques et de processus très longs.
La vitesse du temps pour l’immobilier a donc évolué au cours de ces dix dernières années de façon binaire :
- D’un côté, les immeubles existants sont devenus des actifs financiers plus liquides dont la vitesse de rotation et l’accroissement de valeur se sont accélérés de façon considérable et ont donc, à ce titre, suivi l’accélération du temps. L’argent a imposé son rythme, le temps immobilier est devenu celui de la finance.
- De l’autre côté, le processus de production des nouveaux projets s’est complexifié et s’est ralenti pour prendre en compte les nouveaux enjeux sociaux et politiques. Le temps technique et administratif s’est ralenti.
La production architecturale s’inscrit donc dans un contexte très particulier dans lequel se côtoient et se confrontent la sphère financière et la sphère politique.
Cette confrontation n’est pas nouvelle et existe depuis la nuit des temps. Mais ce qui est nouveau, ce qui est radicalement différent, c’est la façon dont ces rapports s’articulent et les formes nouvelles que prennent les modes de production architecturale. Arrêtons-nous un moment sur la situation française en matière de production architecturale. D’où vient-on, ou se situe-t-on ?
La production architecturale française
Ce pays, que nous voyons comme un modèle pour les autres, mais qui est perçu comme une exception aux yeux du monde, reste tributaire d’un héritage encombrant :
- Héritage d’un patrimoine historique et culturel formidable qui le fait hésiter sans cesse face au débat esthétique et urbanistique et qui le rend très conservateur.
- Héritage d’une tradition de centralisation jacobine qui lui fait croire que le public est plus légitime que le privé pour répondre aux besoins culturels et architecturaux.
– Héritage d’une organisation sociale qui étouffe l’initiative privée et renforce toujours plus, en matière d’aménagement, le poids d’une haute administration aussi forte qu’hégémonique.
L’architecture en France vit depuis la guerre, et encore aujourd’hui sur les vestiges de cette logique historique, avec quelques grandes étapes de structuration de la commande architecturale :
- De la reconstruction à la théorisation du mouvement moderne et de l’homme nouveau incarné par Le Corbusier et ses mentors publics dans les années qui ont suivi la fin de la guerre.
- De la banalisation de la médiocrité architecturale au nom de la modernité à la confusion permanente entre modernité et modernisme qui a sclérosé la vision esthétique en France jusqu’au années 1980 et a permis à quelques mandarins de truster la commande architecturale.
- De l’initiative de Giscard d’Estaing et d’un groupe de hauts fonctionnaires visionnaires pour donner corps à l’architecture des bâtiments publics grâce à une politique volontariste de concours (les villes nouvelles ont servi de terrain d’expérimentation) jusqu’à l’émergence d’une nouvelle génération d’architectes et à la politique de grands projets présidentiels dont la réussite varie du meilleur (le Louvre ou le Musée du Quai Branly) au moins bon (l’Opéra Bastille ou la Grande Bibliothèque)
- De la volonté des villes de maîtriser la conception architecturale et urbaine des opérations publiques jusqu’à l’imposition par les administrations territoriales de concours d’architecture pour les opérations privées qui se développent sur le territoire municipal.
– De l’initiative prise par les grands prometteurs privés de lancer des concours d’architecture pour séduire les élus jusqu’au choix d’une « star » de l’architecture pour aider à l’obtention d’un permis de construire.
Personne ne peut nier le fait que la France a vu émerger une production architecturale en nette amélioration depuis vingt ans.
Personne ne peut nier non plus que le rôle de la puissance publique en terme d’initiative ou de pression, a été essentiel pour casser les mandarinats et l’idéologie dominante des années 1960 et rendre possible une diversité architecturale et une création plus riche et plus aboutie.
Néanmoins les limites du système commencent à se faire sentir. L’État n’a plus les moyens de financer les nouveaux équipements publics comme il l’a fait à une autre époque. Les collectivités locales, qui se sont substituées à l’État pour le faire dans les cadres des lois sur la décentralisation n’auront bientôt plus les moyens de la faire non plus car la fiscalité locale, qui a flambé depuis quinze ans, atteint un niveau record. L’absurdité du système budgétaire public français qui dissocie le budget d’investissement et le budget de fonctionnement a mis en péril l’entretien et l’exploitation de la plupart des équipements publics.
Les grandes opérations d’aménagement et de développement immobilier, pilotées par les collectivités avec l’argent du privé, concentrent la plus grande partie de la production architecturale de qualité. Les élus et l’administration restent les grands ordonnateurs du choix des architectes et des projets d’architectures au travers de concours dont les architectes sont tributaires pour vivre ou survivre.
Dans le même temps et alors même qu’a été votée une loi sur le paysage et que le monde entier s’alarme pour la qualité de l’environnement et la protection ou le respect des espaces naturels, la campagne française est défigurée par les lotissements de maisons standardisées et posées sans âme le long de ruelle en serpentins dans un mitage ignoble que les générations futures ne manqueront pas de nous reprocher.
Les projets de bureaux les plus significatifs, à la Défense ou ailleurs, doivent répondre à des normes et à des conditions extrêmes en matière de qualité environnementale (HQE) mais les opérations de taille plus modeste continuent de proliférer en dehors des hyper-centres de grandes villes avec des constructions sans âme, ni intérêt architectural, sans que les infrastructures ne permettent souvent de les absorber.
Relation entre architecture et secteur privé
Pourquoi peut-on parcourir les banlieues de Bruxelles ou d’Anvers de Barcelone et de Milan et y découvrir des maisons d’architectes parfois assez modestes mais réalisées avec une envie d’architecture et que cela reste si rare aujourd’hui en France alors que c’était une vraie tradition il y a cent ans ?
Pourquoi ne voit-on pas se réaliser en France une petite opération de prestige comme celle que le groupe chinois « Soho China » a réalisé à côté de la Grande Muraille sous le nom « La Commune » avec une quinzaine de maisons dessinées chacune par un architecte d’exception comme Shigeru Ban ou Kengo Kuma ? Comment est-ce possible qu’il faille attendre l’initiative d’une entreprise d’un pays émergent comme la Chine, fondée par deux jeunes entrepreneurs, pour que soit décerné pour la première fois à un promoteur immobilier un « Lion d’Argent » à la biennale d’architecture de Venise ? Pourquoi faut-il aller voir à Tokyo, Hong Kong, Séoul, Londres, New York, ou Los Angeles, les extraordinaires « Flagship Buildings » que les grandes marques de luxe, essentiellement françaises et italiennes, ont fait réaliser par les meilleurs architectes du moment et ne pas les trouver en France qui concentre les grandes sociétés du secteur du luxe ?
Pourquoi donc la commande privée
en France est-elle si pauvre et si néophyte en matière de production architecturale sauf quand elle est poussée ou imposée par les villes et les élus ?
Tout simplement, sans doute, parce que l’architecture en France appartient encore aujourd’hui à la sphère publique et que la sphère privée ne se l’est toujours pas appropriée.
L’enjeu des modes de production architecturale en France et de sa reconquête par et pour le privé paraît primordial puisqu’un processus de délégation et de transfert au privé est engagé d’une façon qui paraît irréversible.
– Par le privé, car il s’agit bien pour les individus et pour les sociétés privées de développer une commande privée qui assume parfaitement la responsabilité de la production architecturale. Comme on le verra, la clef du dispositif est dans cette notion fondamentale de la responsabilité.
– Pour le privé, car il s’agit pour les individus ou pour les groupes d’individus de donner une valeur à l’architecture. Une valeur financière, sociale, commerciale, politique ou stratégique aussi.
Le point de démarrage de la conquête du champ de la production architecturale par le privé passe donc par une prise de responsabilité plus forte dans un processus de création de valeur multiforme qu’il s’agit de bien maîtriser.
Beaucoup de grands groupes immobiliers se targuent aujourd’hui d’une politique de qualité architecturale et donnent corps à cette politique grâce au recours systématique aux concours d’architecture, bien souvent imposé par les villes et la puissance publique.
Quand on y réfléchit froidement, il est très surprenant de voir ces acteurs de l’immobilier se porter acquéreurs d’opérations de développement à des prix souvent très élevés et accepter sans rechigner de se voir imposer des concours d’architecture par les villes, de voir la puissance publique suggérer les noms des concepteurs à inviter et de laisser souvent les élus dicter leurs préférences ou le choix du lauréat.
Il s’agit donc de lancer une opération de développement lourde et d’attendre la fin d’un processus assez aléatoire pour connaître le produit immobilier qui va être proposé au marché. C’est accepter que le produit immobilier et l’architecture peuvent être interchangeables et que finalement la valeur de ce produit reste la même en toute hypothèse.
C’est considérer que le prix du consensus et du soutien de la collectivité locale est plus important que la valeur qui peut être créée par un choix plus volontariste du promoteur de l’opération. Tout le monde en effet semble y trouver son compte.
Le promoteur y trouve les conditions d’un soutien et d’un accord de la puissance publique et donc d’une facilitation de ses autorisations administratives et de ses permis.
Les élus et l’administration territoriale y voient le moyen d’assurer un certain contrôle sur le résultat final de l’opération et de garder le pouvoir sur l’image et l’identité de la ville.
La France, disions-nous, reste tributaire de son lourd héritage : ici encore, la tradition jacobine va imposer le poids de la puissance publique sur les choix conceptuels et esthétique d’opérations privées au travers d’un processus et d’un mode de production qui enlève à des privés consentants la responsabilité de ces choix et donc du produit architectural qu’il veut pouvoir produire.
La plupart des groupes privés adhèrent à ce processus sans état d’âme. Leurs représentants utilisent ces concours comme leviers de communication et affichent ainsi leur sens des responsabilités sociales ou publiques :
- Sans doute sont-ils très attachés à l’instruction des permis et des autorisations administratives et donc très heureux de voir un consensus se dessiner avec la puissance publique sur les choix de conception.
- Sans doute savent-ils qu’ils vont pouvoir ensuite adapter le projet au fur et à mesure de son développement pour répondre à leurs contraintes techniques, économiques et commerciales.
Mais la raison n’est-elle pas autre ?
De la réussite d’une opération immobilière
Les responsables de ces grands groupes privés ont-ils la capacité à faire ces choix conceptuels ? Ont-ils le courage de le faire ? Ont-ils la vision conceptuelle qui leur permet de savoir en amont d’une opération ce qu’ils veulent vraiment faire ?
N’est-il pas finalement plus rassurant de voir un jury ou un comité se réunir pour faire ce choix ? Le choix n’est-il pas plus facile à faire quand il s’agit d’opter entre plusieurs propositions concrètes et abouties plutôt que de piloter un processus de création et de donner un cadre de travail conceptuel ? N’est-il pas moins risqué d’écouter les leaders d’opinion, la force dominante, le consensus général que de prendre une responsabilité individuelle qui vous met forcément en situation de devoir assumer sa propre vision ?
La démocratie participative n’est-elle pas le plus bel habillage pour des décisions politiquement correctes ?
Toutes ces raisons ou ces excuses existent pour justifier la méthode et pour se féliciter de ses résultats. Mais qu’en est-il du résultat de ces processus merveilleusement consensuels ?
Que faut-il penser de l’architecture des différentes ZAC parisiennes, des programmes récents à Lyon, Marseille, Nantes ou Toulouse, des dernières tours construites à la Défense ?
C’est globalement réussi, c’est homogène, c’est mieux que ce qui se faisait auparavant, cela fonctionne assez bien, c’est accepté par les citoyens et les investisseurs sont contents, rien à redire donc.
Mais où se trouve l’exceptionnel, ou se trouve l’œuvre, où se trouve le supplément d’âme, où se trouve la réussite unique que le monde entier nous envie, où avons-nous créé une « destination » transcendée par l’architecture ? À quel endroit et à quel moment l’architecture a-t-elle trouvé sa vraie face et a-t-elle su contribuer à une opération conceptuellement forte et à un processus intégré et pensé de création de valeur ?
Poser la question, c’est hélas déjà y répondre.
Quels sont donc les critères de réussite d’une opération immobilière exceptionnelle et quel est le mode de production qui permet à l’architecture de contribuer au processus de création de valeur ?
Pourquoi la méthode des concours est-elle paradoxalement la meilleure solution pour celui qui ne veut pas prendre de risque mais la plus mauvaise pour le promoteur qui a l’ambition d’une réussite exceptionnelle ?
Cela tient à plusieurs raisons.
Le choix d’un concepteur pour un promoteur ou un investisseur ne peut et ne doit pas être le fruit du hasard, d’un compromis politique ou d’une image véhiculée par un concours d’architecture et par son caractère apparemment consensuel. Il doit être le fruit d’une réflexion, d’une analyse et d’une compréhension de la problématique propre à l’opération. Il doit être le résultat d’une adéquation avec une personnalité, une histoire professionnelle, un travail, une expertise, un style et une approche conceptuelle.
Il suppose avant tout un partage de la vision conceptuelle et du niveau d’ambition mais s’inscrit aussi dans une relation de confiance.
Il y a rarement plusieurs concepteurs interchangeables sur une opération donnée dès lors que le promoteur a les idées claires en termes de vision et d’ambition. Il y a certainement un concepteur idéal pour chaque projet mais il est parfois difficile de l’identifier ou de l’approcher.
Pour bien choisir un architecte, il faut connaître les architectes, non pas leur nom ou l’image qu’ils véhiculent mais leur travail et leur personnalité. Il s’agit donc d’investir en amont, continuellement, sur la connaissance de l’architecture et des architectes et de comprendre que la conception est au cœur du processus de création de valeur.
Le moment clé, essentiel et structurant du développement d’un projet est sa phase de conceptualisation.
Il s’agit là du choix du concept global qui va sous-entendre l’ensemble de processus de conception, et non pas de la conception architecturale proprement dite. C’est le moment miraculeux où le donneur d’ordre et l’architecte se rencontrent, partagent, échangent, interagissent sur les idées, alimentent leurs réflexions respectives, se nourrissent de paradoxes, élaborent l’approche conceptuelle, définissent le niveau d’ambition et le cadre stratégique, acceptent le niveau de risque attaché au niveau d’ambition, arrêtent les principes de définition du produit immobilier, positionnent le projet par rapport à son environnement, réfléchissent à la méthodologie de développement du projet, hiérarchisent les priorités, mettent en place les expertises spécifiques nécessaires et consolident leur relation de confiance.
La procédure de concours a pour conséquence de laisser les concepteurs de travailler en vase clos et de laminer cette phase de conceptualisation en la déléguant exclusivement à l’architecte. Paradoxalement, c’est parce que la responsabilité du choix conceptuel est laissé aux seuls architectes dans les concours de conception d’opérations privées que le résultat est le plus souvent bon mais jamais exceptionnel. Tous les bons architectes savent que la qualité architecturale nait de la tension paradoxale entre des points de vue et des contraintes qui sont à priori difficiles à concilier.
Le donneur d’ordre privé engage sa responsabilité et celle de son entreprise et doit assumer les risques qui y sont attachés. Son objectif est de créer de la valeur et pour cela, il doit avoir une vision claire et la faire partager par le plus grand nombre. Pour ce faire, il doit assumer ses choix et ses décisions et prendre en compte la globalité de la situation et de ses implications d’ordre financier, politique, marketing, culturel, social, administratif technique et environnemental.
Cette responsabilité est immense car elle vise à inscrire des décisions lourdes dans un univers de complexité très élevé et multiforme.
Elle n’est bien sûr pas prise dans la solitude et sans échange avec les principaux intervenants concernés. Elle tient compte des opinions exprimées, des idées et suggestions des uns et des autres, de l’appréciation de l’environnement et des contraintes internes et externes.
Mais au final, la prise de décision et la prise de responsabilité doivent, l’une comme l’autre, s’inscrire dans la logique d’une vision conceptuelle claire et structurante.
La responsabilité est souvent difficile à prendre et à assumer et c’est pourquoi un certain nombre (la plupart) des donneurs d’ordre privés préfèrent laisser la collectivité locale ou un panel d’intervenants l’assumer… Tout en se gardant la possibilité de regretter la décision, voire la critiquer si le résultat n’est pas très bon.
Le concours d’architecture, qui peut avoir un vrai sens dans un certain nombre de situations particulières, est trop souvent utilisé comme une façon de ne pas assumer ses responsabilités de donneur d’ordre.
Enfin, le processus de concours est par essence pervers. Il crée un lauréat et des perdants.
– Les perdants sont souvent amers, frustrés, parfois en difficulté financière, leur enthousiasme est réduit par l’échec, le niveau d’implication dans les dossiers s’en ressent, il reste à chaque fois des traces indélébiles qui peuvent progressivement se développer dans l’organisme des agences comme des cellules ou des tumeurs malignes qui transforment l’enthousiasme en frustration.
– À l’inverse, le lauréat, qui a souvent été dans le rôle du frustré à l’occasion des consultations précédentes se trouve auréolé d’un génie subitement reconnu, d’une visibilité éclatante et d’une réussite orgueilleuse. Cette réussite, c’est à son projet, à sa conception qu’il l’a doit et non pas à son client, à son donneur d’ordres qui le missionne pour ce faire.
La hiérarchie méthodologique s’en trouve bouleversée, la logique à parfois tendance à s’inverser et le mode de production peut évoluer dans le sens d’une certaine confusion.
L’étape de l’accord de base sur le concept à été brûlé, on est passé directement à celle de la conception architecturale, au projet d’architecture qui est devenu un projet fini… alors même que, souvent, tout le travail reste à faire. Le combat s’organise entre l’architecte qui tente de « sauver » son projet, celui-là même qui a hérité des suffrages à l’occasion du jury du concours, et le donneur d’ordre qui doit se « réapproprier » le projet et le faire coïncider avec sa logique industrielle.
Entre les rapports d’égo, les incompréhensions, les défauts de communication, l’instauration de la suspicion et de la méfiance, quel gâchis dans une relation professionnelle qui doit viser, par des approches différentes, à atteindre à un objectif commun.
Le client, le projet et l’architecte
Les bons architectes reconnaissent ouvertement qu’il n’y a pas de bonne architecture sans bon client. Bien sûr, ils vous diront que tous leurs clients sont bons (NB : car il n’est pas utile de les vexer et de les perdre en disant le contraire).
Pour eux, fondamentalement, les bons clients sont non seulement des clients qui les missionnent pour des projets d’architecture intéressants mais surtout des clients avec lesquels une collaboration constructive, ouverte et intelligente permet de pousser le niveau d’ambition du projet le plus loin possible.
La France a su développer, avec sa politique de la commande publique, de bons architectes même si ceux-ci n’ont pas encore toujours su faire leur mutation pour arriver à bien travailler dans le cadre très différent de la commande privée. La nouvelle génération, moins idéologique et plus ancrée dans la réalité semble mieux préparée pour aborder cette relation de travail de qualité avec les donneurs d’ordre privés.
La question et le défi en France aujourd’hui sont de développer des « bons clients », des donneurs d’ordre responsables et volontaristes, capables de faire des choix conceptuels et de maintenir la cohérence conceptuelle de ces choix pendant tout le processus de développement du projet, même si la forme architecturale ou le projet proprement dit est appelé à évoluer.
L’expérience montre qu’un projet initié sur une base conceptuelle claire, logique et intelligente s’adapte facilement aux contraintes ou conditions qui ponctuent la vie d’une opération et que la prise en compte des ces contraintes et de ces demandes vient la plupart du temps enrichir la qualité architecturale plutôt que la mettre en péril. En clair, les contraintes deviennent des opportunités d’amélioration et contribuent à l’ambition du projet si leur prise en compte est faite dans le cadre d’un concept de base claire et logique.
À l’inverse, l’expérience montre aussi que la prise en compte des contraintes dans un projet qui est le fruit d’un compromis ou celui d’une résolution successive de demandes programmatives mal définies est souvent un désastre et vient affaiblir, voire démolir, la base architecturale déjà très faible de l’opération.
Un bon client doit donc être capable de mettre en place les conditions suivantes qui sont les conditions nécessaires à la production d’une architecture de qualité :
- un leadership clair et affirmé, garant de la cohérence conceptuelle et des modalités de production ;
- une maîtrise de la phase de conceptualisation du projet sur base d’une approche professionnelle, culturelle et conceptuelle riche et créative ;
– une organisation de projet adaptée avec des schémas courts de décision, des vrais responsables capables de prendre des risques et de les assumer, des équipes professionnelles qui peuvent être nombreuses dès lors quels interviennent sur leurs domaines de compétence et des mécanismes de coordination et d’information efficaces ;
- un bon sens tactique nourri des expériences passées (réussites et échecs), d’une analyse la plus large du contexte et d’un ancrage fort dans la réalité politique, commerciale, administrative, financière et technique.
La clé de la réussite réside dans une qualité assez peu répandue chez les décideurs car paradoxale : la capacité de passer en permanence du niveau conceptuel au niveau méthodologique, de l’abstraction à la réalité, dans une dialectique parfaitement structurée et rodée.
Les patrons des grandes entreprises américaines, et d’ailleurs des patrons de grandes entreprises internationales en général, ont l’habitude de dire qu’ ils ou elles travaillent (i) pour leurs clients, (ii) pour leurs actionnaires et (iii) pour leurs salariés et que la réussite de leur entreprise passe par la satisfaction de ces trois groupes de « stakeholders ». Les plus avancés parlent aussi de satisfaire la « community » qui est ce groupe moins défini des personnes et entités qui de près ou de loin sont concernés par leurs activités.
En matière d’immobilier, la réussite d’un projet et la réussite de l’entreprise qui le pilote suppose de satisfaire non seulement les utilisateurs futurs (clients), les investisseurs (actionnaires) et les participants au projet (salariés et prestataires de services) mais aussi à satisfaire la puissance publique (les élus de l’administration territoriale) et surtout les citoyens (voisins, habitants, médias, intellectuels, leaders d’opinion, etc.).
L’enjeu de la réussite et de la création
de valeur d’une opération immobilière est situé à la croisée de la satisfaction de tous les « stakeholders » du projet, et c’est là que se trouve le côté complexe mais passionnant de ce métier.
L’architecture est certainement une des clefs de la réponse et probablement le principal moyen de donner une cohérence à une approche susceptible de satisfaire ces différentes entités qui sont concernés, directement ou indirectement, par le projet.
Faire émerger une architecture de qualité
J’ai eu l’occasion d’échanger avec les propriétaires du Groupe Soho China, amis de longue date, du projet de la place Tienanmen, sur un site de 40 hectares qu’ils venaient d’acquérir.
Il s’agit d’y réinventer un lieu d’exception à vocation commercial, loisir et résidentiel au cœur de la ville de Pékin, en face de la Cité Interdite, en jouant de façon subtile entre la préservation maximale des bâtiments anciens (hu-fong), la création de « flagship stores » pour les grandes marques internationales avec des « landmarks » contemporains d’avant-garde, une mise en tension et en relation de ces éléments et la gestion des flux de visiteurs par une liaison architecturale moderne et douce.
Curieusement, c’est à Pékin, avec des entrepreneurs chinois de moins de 40 ans, que ce type de démarche semble trouver toute sa logique et qu’est pleinement pris en compte l’importance d’inventer un scenario, de faire émerger une architecture de qualité et de trouver une logique conceptuelle qui permette de satisfaire les innombrables entités concernées.
Pour ce type d’opération, l’objectif de création de valeur est basé sur une ambition affirmée et sur une logique de production architecturale conceptuellement forte.
Il s’agit de créer une « destination », un concept fort, un niveau d’exigence architecturale, une image, une logique politique qui permettent à l’opération de générer sa propre dynamique de développement.
Les facteurs de succès répondent toujours de la même logique même si l’approche est à chaque fois spécifique et différente :
– partir d’une vision et d’une ambition bien affirmée ;
– pousser les idées et la conceptualisation de façon très créative et unique ;
– faire preuve d’une détermination sans faille
– faire partager une dynamique volontariste du mouvement ;
– faire preuve de flexibilité et d’adaptation sur le périphérique et rester ferme sur l’essentiel ;
– organiser un mécanisme de concertation qui ne brûle pas les étapes mais qui permette de maîtriser l’environnement ;
– créer l’adhésion progressive en permettant à chacun de trouver une réponse à ses préoccupations dans le projet ;
– doter l’opération de sa propre logique de communication avec une montée en puissance progressive et une bonne hiérarchisation des priorités.
Mais l’objectif principal reste de rendre compatible et cohérent les intérêts des différents « stakeholders » et de faire en sorte que l’appropriation du projet puisse se faire facilement au niveau des différentes entités concernées.
Développer ces compétences et ces modes de travail au niveau des donneurs d’ordre privés est une priorité. Redonner un sens plus large à la mission des bâtisseurs d’aujourd’hui et de demain est un facteur de progrès et de création de valeur considérable. S’inscrire dans une logique de concordance de l’intérêt public et de l’intérêt privé est l’essence même du développement durable. Inventer les projets et les démarches innovantes qui accompagnent le développement de la société et qui répondent au niveau de complexité croissant de l’environnement est l’enjeu auquel le monde professionnel est confronté aujourd’hui. Renforcer la prise de conscience de la responsabilité lourde qui est celle des donneurs d’ordre privés et publics dans la production architecturale est aujourd’hui un impératif. S’engager de façon déterminée dans des démarches conceptuelles qui ont un sens est un risque qu’il faut savoir assumer à titre individuel et collectif.
Au-delà des bonnes intentions et des incantations, souhaitons que la mesure de création de valeur devienne plus tangible et qu’elle pousse l’ensemble des acteurs de la production architecturale à une meilleure prise en compte des enjeux.
L’accélération du temps et le niveau de complexité croissant de l’environnement sont paradoxalement des contraintes lourdes qui peuvent pousser à cette évolution et rendre essentielle la prise en compte de toutes les dimensions de l’acte de production architecturale.
L’avenir nous dira si les acteurs privés, promoteurs et architectes, sauront relever ce défi et prouver leur capacité à être les leaders de cette évolution.