Souvenirs de thérapie
Parmi vos multiples expériences urbaines, en France et à l’étranger, quelle a été la plus marquante ?
LP : Je retiendrais surtout des cas extrêmes de villes bien amochées, psychiquement parlant, comme Marseille, Hénin-Beaumont, Charleroi, Vierzon ou Decazeville. Ce sont des villes attachantes, à l’histoire forte et souvent dramatique, mais où l’on finit toujours par détecter un fort potentiel d’épanouissement, ainsi qu’un imaginaire urbain plus présent que dans les villes en bonne santé, qui donnent généralement l’impression de s’ennuyer plus ou moins lourdement. J’éprouve un sentiment de tendresse matinée d’effroi pour la ville d’Alger, que l’on a psychanalysé avec beaucoup de difficultés, tant il a fallu plonger au cœur d’une névrose franco-algérienne qui est loin d’être guérie. Je regrette d’ailleurs vivement que la conférence de restitution n’ait pas été diffusée plus largement, de façon à contribuer à l’amélioration des choses sur ce terrain encore très pathogène. Notre grand regret est de n’avoir pu finir la psychanalyse urbaine de Beyrouth, malgré un début d’enquête prometteur. Tous ces projets sont longs à mettre en place, mais j’espère que quelqu’un nous invitera un jour à nous pencher sur le cas de Jérusalem…
CA : Je suis tombé amoureux de Saint-Nazaire et de Port-Saint-Louis-du-Rhône.
FQ : Hénin-Beaumont, je ne vous dirai pas pourquoi…
Les habitants représentent la matière brute de votre travail. L’avenir vous semble-t-il résider dans la co-élaboration et co-construction de projets urbains entre privé et public, institutionnel et informel, groupements et particuliers ?
LP : Les habitants ont rarement le recul nécessaire pour formuler une opinion pertinente sur leurs villes. Ils ne font guère que répéter les clichés des médias et ont fâcheusement tendance à être dans la plainte et l’invective, comme si une ville était un libre-service devant répondre à toutes les demandes de ses habitants. Ils se comportent généralement comme d’éternels adolescents qui considèrent la ville comme une bonne à tout faire qui devrait céder à leurs moindres caprices. Heureusement que les habitants ne constituent pas la matière brute de notre travail, sinon on aurait vite sombré dans la vague populiste qui s’abat aujourd’hui sur la société.
CA : La posture de l’artiste qui se prétend seul détenteur – au travers de sa signature – de la créativité et de l’hyper-poésie, est une posture du siècle dernier. L’artiste du XXIe siècle est actif dans la citoyenneté, et non plus simple observateur ou critique.
FQ : La seule question à se poser lorsque le téléphone sonne est : « Le commanditaire est-il volontaire ? » Il arrive qu’on nous sollicite parce que nous sommes dans l’air du temps, parce qu’avec les « opérations divan » nous avons un image de marque liée au participatif. Je m’interroge donc sur la façon dont notre commanditaire va accepter de lâcher prise, de s’engager dans le processus sans nous demander de fabriquer une nouvelle carte postale.
LP : Dans le cadre de projets participatifs, il faut réussir à passer au-dessus de cette première barrière d’aigreur citoyenne et de médiocrité généralisée en déployant beaucoup de patience et de pédagogie, ne serait-ce que pour extraire les citoyens des bulles individualistes qui se resserrent de plus en plus. Cela passe par beaucoup de pédagogie et une forte présence sur le terrain, en lien avec un terrain associatif qui est souvent hostile à notre démarche… Le parachutage des pseudo-experts que nous sommes sur un territoire que ces associations connaissent beaucoup mieux est souvent mal vu, sans compter qu’on est pris en tenaille par des opérateurs avides de résultats vendeurs pour la population et une administration pointilleuse, incapable de comprendre qu’un tel travail ne peut se faire qu’en improvisant avec les habitants. Bref, pour arriver à mener à bien ces projets de co-construction, il faut être à la fois rusé et généreux, il faut se faire militant et oublier la posture du bouffon qui a longtemps été l’épicentre de notre discipline. Ces projets participatifs vont nécessairement obliger l’ANPU à opérer une mutation en profondeur pour mieux répondre à des demandes qui constitueront la deuxième phase de notre projet.
CA : Après un an de travail dans le cadre du projet Bienvenue à Babelville, issu du budget participatif 2014 dans le 11e arrondissement, j’ai plutôt constaté que nous suscitions de la bonne humeur. Partenaires et habitants, structures associatives, administratives ou autres se sont révélés gourmands à la mise en récit de leur territoire et ont du coup accueilli joyeusement le marquage final. Je ne crois pas du tout à la théorie voulant que « les gens sont des cons ». Sans tomber dans l’angélisme toutefois, car j’ai bien conscience des difficultés liées à la notion de démocratie participative. Au-delà du pléonasme, nous sommes face à une utopie qui ambitionne de passer la main aux habitants pour la fabrique de la ville tout en cherchant à garder un hyper contrôle par les institutions. C’est en toute humilité que l’ALUE envisage de bouger un peu les lignes, petit à petit. La psychanalyse urbaine se doit aujourd’hui de faire école, faute de quoi cela restera un nouvel objet artistique ayant contribué au creusement du fossé entre le monde culturel, isolé dans sa tour d’ivoire, et la vraie ville.
FQ : Nous avons parfois du mal à faire basculer les personnes dans l’abstraction et la poésie, mais quand ils y vont, que de cadeaux ! De pépites ! De dessins qui nous scotchent ! La problématique de la ville est parfois posée en quelques traits… Quand on fait le débriefing des opérations divan avec les psychanalystes en herbes recrutés sur place, c’est souvent joyeux, avec des réponses inattendues. Je perçois parfois de la peur et de la méfiance, mais ne ressens pas d’aigreur citoyenne ou de médiocrité généralisée.