Repenser les espaces urbains à travers l’intégration de la dimension de genre

  • Publié le 7 octobre 2021
  • Leslie Kern

Si la ville de demain sera plus durable, en s’appuyant sur la technologie et la nature, elle se doit également d’être plus inclusive, ce qui suppose une réflexivité sur sa production. Pour la géographe féministe Leslie Kern, l’environnement urbain n’est pas neutre. Construit pour supporter des normes et des rapports de pouvoir, il a longtemps été opéré par des hommes blancs des classes supérieures. Elle invite à examiner une plus grande variété de besoins d’usagers de la ville et à réintroduire la corporalité dans la conception urbaine. Cela se traduit par des interventions spatiales tangibles (éclairage, trottoirs…) mais également sociales, autour des questions de mixité d’usage et de prise en compte des voix marginalisées dans les processus de décision.

En tant que géographe et auteure de Feminist City [La ville féministe], comment envisagez-vous la notion de« géographie féministe » ?

La géographie féministe consiste en une manière d’observer les milieux qui nous entourent, qu’ils soient naturels ou créés par les humains, pour chercher à comprendre comment les idées historiques et contemporaines sur le genre ont contribué à les façonner. Elle repose sur l’idée que les espaces reflètent les valeurs, les normes et les préjugés des sociétés qui sont à leur origine. Quand une société est empreinte de normes et de stéréotypes liés au genre, il y a en effet fort à parier que cela se reflète dans l’environnement bâti. La géographie féministe est donc un moyen d’explorer la ville depuis une perspective genrée, ainsi que de chercher à comprendre comment les relations de pouvoir opèrent à travers les espaces que nous construisons et que nous habitons.

Votre ouvrage Feminist City s’appuie non seulement sur vos recherches universitaires, mais également sur vos expériences personnelles. S’agit-il d’une manière de questionner votre propre perspective et d’inviter la réflexivité dans votre pensée ?

L’une des critiques formulées à l’égard de l’urbanisme concerne le fait que ce domaine est depuis longtemps l’apanage d’hommes, et même généralement d’hommes blancs issus des classes supérieures, dont les expériences propres ne reflètent pas nécessairement les besoins du reste des citadins dans toute leur diversité. La réflexivité est donc vraiment primordiale et la recherche et la théorie féministes se sont depuis longtemps déjà appropriées cette question. L’idée de fond est que nous devons nous livrer à une réflexion critique au sujet de nos propres positions, ainsi que du pouvoir et des privilèges que nous avons, et élargir nos perspectives pour prendre en compte  une plus grande variété de besoins des populations. Il existe différentes manières d’y arriver. On peut par exemple faire en sorte qu’il y ait une plus grande diversité d’individus dans les professions liées à l’urbanisme et à l’aménagement urbain, mais aussi simplement écouter les populations et  prêter attention à ceux qui n’ont pas habituellement voix au chapitre.

Typographie L'inclusif-ve, Tristan Bartolini, 2021

Une conséquence intéressante du fait d’utiliser des expériences personnelles est que cela ravive l’expérience physique des villes. S’agissait-il pour vous d’une manière de vous rappeler que la planification urbaine n’est jamais que pure théorie ?

La réalité physique des individus est en effet souvent négligée dans l’urbanisme, l’architecture et dans les politiques de mobilité. Beaucoup de villes, tout particulièrement en Amérique de Nord, sont devenues tellement centrées sur l’automobile qu’elles semblent ne s’intéresser qu’à la circulation automobile. La réalité corporelle ordinaire des gens qui se déplacent en ville ne constitue alors qu’une pensée secondaire, voire une arrière-pensée. De très nombreuses questions fondamentales sont négligées. Il y a-t-il des toilettes publiques ? Qu’en est-il de l’accessibilité pour les poussettes ou les fauteuils roulants ? Il y a-t-il des endroits où s’asseoir ? Il y a-t-il de l’ombre ? Des lieux où se reposer ? Il est intéressant de relever qu’avec la pandémie, de nombreuses personnes ont cherché à faire des espaces extérieurs des espaces de rencontre et se sont alors rendus compte que nos villes servent mal cette fonction, ce qui s’explique notamment parce que cela fait quelques années déjà que nous avons cessé de réellement penser à la matérialité de nos corps et des besoins qu’ils peuvent générer en ville.

 

Pourriez-vous nous en dire plus sur l’importance de remettre en question la neutralité supposée de l’espace urbain pour pouvoir repenser nos villes ?

Lorsque nous nous déplaçons en ville, la plupart d’entre nous nous contentons de tenir l’environnement urbain pour acquis : nous ne pensons pas beaucoup à ceux qui l’ont construit, ni pourquoi, ou encore aux manières dont différents groupes de personnes les utilisent ou les vivent. L’une des choses qui m’a poussée à écrire un livre à ce sujet était que je souhaitais faire en sorte que les gens voient la ville non plus comme un « réceptacle » neutre où les relations sociales s’expriment, où l’économie a lieu, où nous nous déplaçons et nous nous rencontrons les uns les autres, mais comme un espace qui a été mis en place pour consolider des relations de pouvoir, ainsi qu’un certain statu quo en matière de genre, de classes sociales ou d’appartenance ethno-raciale. Les normes concernant différentes populations prennent une réalité matérielle dans le bâti urbain. On peut le constater à un niveau très superficiel simplement en regardant les dénominations des rues et les bâtiments. Il y a un déséquilibre criant entre les noms féminins et masculins et les noms d’hommes, et en particulier d’hommes issus de groupes dominants ou des hautes classes dominent largement. À un niveau plus quotidien, on peut s’intéresser au fait de savoir qui se sent en sécurité et à l’aise dans leurs déplacements en ville, et qui trouve cela plus éprouvant et pénible. Ces questions nous fournissent des indications sur la manière dont les relations de pouvoir ont été incorporées dans la fabrique même de la ville.

Le Lapee, urinoir collectif pour femmes

La question de savoir qui se sent en sécurité dans les villes et où cela est l’une de vos préoccupations majeures. Pouvez-vous partager avec nous comment vous en êtes venue au concept de la « géographie des peurs » ?

Je pense que si vous demandez à n’importe quelle femme comment elle se déplace en ville, tout particulièrement la nuit, les chemins qu’elle s’imagine utiliser ne sont pas seulement influencés par des considérations de rapidité ou d’efficacité, mais aussipar là où elle se sent en sécurité ou en danger, et cela peut aussi influencer le mode de transport qu’elle utilise. Se sent-elle en sécurité quand elle marche, quand elle prend le bus ou le métro, ou préfère-t-elle prendre un taxi ou une voiture particulière ? Ces questions sont très ordinaires pour les femmes, tandis que les hommes ne se rendent peut-être pas compte du temps et de l’énergie que les femmes déploient pour créer cette géographie de la sécurité et de la peur, et à quel point cela peut tout influencer, depuis le voisinage dans lequel elles choisissent de vivre jusqu’aux types d’emplois qu’elles cherchent à occuper et à la manière dont elles se déplacent à travers la ville. Cette notion de la géographie de la peur cherche à exposer cette carte mentale qui est fortement influencée par la manière dont les femmes sont socialisées à ressentir la peur en ville. Il n’y a rien de sexuellement déterminé, de rationnel ou d’irrationnel à cela, simplement depuis le plus jeune âge on nous apprend à craindreles gens qu’on ne connaît pas et des allées sombres, et les médias nous racontent des histoires de tueurs en série et de crimes extraordinaires… L’ensemble de ces facteurs nous pousse à ressentir beaucoup de crainte dans notre expérience urbaine, alors même que la plupart des violences auxquelles les femmes font face ont lieu à domicile, infligées par des personnes qu’elles connaissent et non pas dehors, dans les rues de la ville.

Message du collectif féministe Les Colleuses, Paris 2020

Ce contraste entre une violence principalement domestique et le stéréotype de l’allée sombre est un bon rappel que le bâti n’est pas suffisant pour construire une ville plus sûre et meilleure pour les femmes. Pour y arriver, il faudrait intervenir sur tout un ensemble de questions sociales, allant des modèles familiaux aux rapports de force et au travail…

Absolument. On a beaucoup parlé de la question du travail de care cette dernière année par exemple. Je pense qu’avec la pandémie et l’urgence devenue prégnante du travail de care, mais aussi avec la visibilité de la charge disproportionnée de travail domestique incombant aux femmes, il est apparu clairement à beaucoup de monde que la ville est principalement fabriquée de manière à donner la priorité à ce que nous appelons l’« économie » – cette entité externe qui semble exister en dehors de la sphère humaine, hors du monde du soin, de l’attention, de la santé… La ville n’a pas été fabriquée dans le but de valoriser les travailleurs du care qui nous nourrissent, assurent notre hygiène, notre éducation, nos soins et notre bonne santé. Cela soulève l’une des grandes questions de la ville féministe : comment faire sortir de la travail de « care » hors de la sphère privée et invisible du foyer familial et en faire quelque chose dont nous pourrions partager la responsabilité collectivement ? Je ne pense pas qu’il existe de réponse simple à cette question, mais il ressort en tous cas clairement en regardant la manière dont nos maisons sont habituellement configurées en rendant ce travail peu ou prou invisible, dont la ville est organisée en rendant plus difficile le quotidien des personnes qui font ce travail, et les bas salaires que celles-ci reçoivent, que cela n’a pas été une priorité dans la plupart de nos sociétés.

Je rêverais qu’après la pandémie, nous nous mettions à penser nos espaces urbains publics pas seulement comme des endroitsoù nous allons prendre un café ou que nous traversons en allant au travail ou à la maison, mais comme des lieux où nous pourrions nous rassembler et manger ensemble ou préparer à manger ensemble, des lieux où les enfants pourraient être éduqués ensemble, comme des lieux où l’on s’occuperait des personnes les plus vulnérables de la société. Cela fait trop longtemps que nous permettons que nos espaces publics soient graduellement privatisés : nous les avons cédés à des opérateurs privés aux logiques mercantiles et n’avons pas réellement pensé à comment ils pourraient nous servir collectivement.

Projet de restaurant solidaire Ernest, inauguré en 2021, porte de Bagnolet

La question de l’amélioration et de la réinvention des espaces publics constitue un bon exemple du caractère intersectionnel de tout travail en matière d’équité des genres. Diriez-vous qu’une ville féministe est de fait plus inclusive ?

Je ne veux pas partir du principe qu’une ville qui répondrait simplement mieux à mes besoins en tant que femme ayant un ensemble spécifique de privilèges et d’expériences serait nécessairement une meilleure ville. Il s’agit de penser à la manière dont une ville peut servir au mieux les besoins des individus les plus marginalisés. Je pense ici aux professionnel.le.s du sexe, aux personnes sans abri, aux personnes en situation de handicap, aux personnes à faible revenu, ou encore aux immigrants de fraîche date. Ces groupes ont historiquement été les plus délaissés ou les plus opprimés dans la fabrique de la ville, et si nous devions partir de leurs besoins, demandant ce qui pourrait rendre la ville sûre et plus facile à vivable pour eux, il est probable que cela aurait pour conséquence de la rendre meilleure pour nous tous.

Il faut que nous ayons toujours conscience des effets que peuvent avoir les politiques urbaines et nous centrer sur les voix et les expériences des personnes les plus marginalisées est un excellent moyen de s’attaquer à cette question, de faire en sorte de ne pas continuer à reproduire le statu quo et perpétuer les privilèges. La « gentrification » constitue un excellent exemple de ce dilemme. Certains des problèmes que les femmes rencontrent en milieu urbain s’expliquent en réalité par leur isolement en banlieue, tandis que les lieux d’habitation, de travail, d’école et de consommation sont dispersés et difficiles d’accès. S’installer en centre-ville semble être une façon évidente pour les femmes de résoudre ces problèmes. Mais de quelles femmes parlons-nous alors ? Qui a le privilège de pouvoir faire cela ? Et quelles femmes ou membres d’autres groupes vulnérables seront alors déplacés par la gentrification et verront leur vie devenir plus difficile parce qu’ils ne pourront permettre de vivre dans ces quartiers urbains mieux connectés et sécuritaires. Nous devons toujours prêter attention à ce que les solutions qui semblent bonnes pour certaines femmes ne s’avèrent pas en fait préjudiciables à d’autres.

Nous devons également éviter les dérives de ce que nous pourrions appeler le « féminisme blanc » ou le « féminisme carcéral », qui considère qu’un renforcement sécuritaire constituerait une solution au problème. La réalité est qu’une telle doctrine viendrait en toute probabilité renforcer l’impact disproportionné des politiques sécuritaires sur les populations vulnérables des classes populaires ou des minorités visibles, ainsi que le ciblage des travailleuses du sexe et des personnes sans domicile fixe. De prime abord, certaines femmes pourraient en effet se sentir plus en sécurité mais cela risque surtout de mener à une aggravation générale de la situation. De plus, le fait de renforcer la présence policière dans les villes n’a que peu de prise la violence domestique qui, rappelons-le à nouveau, est celle qui concerne le plus de femmes.

 

Quel serait le meilleur moyen pour commencer à mettre en œuvre le gender mainstreaming (approche intégrée de l’égalité) ? Suffit-il d’assurer une meilleure représentation féminine au cœur de l’urbanisme ?

Améliorer la représentation des femmes ferait évidemment une réelle différence. Avoir une plus grande variété de profils permettrait d’aboutir à des perspectives différentes et de poser des questions différentes. Lorsque l’on planifie une nouvelle ligne de bus par exemple, au lieu de se focaliser sur les travailleurs qui pourraient en bénéficier pour aller et revenir du travail de manière plus efficace, l’on pourrait également demander si cet itinéraire de bus dessert les écoles locales, les épiceries et les cabinets médicaux. Les questions de cet ordre sont souvent négligées alors même qu’elles comptent parmi les plus importantes pour beaucoup de femmes en ville. Bien sûr, les urbanistes et les architectes n’ont pas le monopole du pouvoir en ville. Nous savons très bien que dans des sociétés capitalistes, les grandes entreprises et les flux d’investissement et financiers façonnent également les décisions qui sont prises, et c’est pourquoi nous devons également considérer les manières dont les villes et les communautés peuvent récupérer une forme de pouvoir et aboutir à des aménagements ou changements susceptibles de réellement répondre à leurs besoins et pas seulement ceux des investisseurs.

Je m’inquiète par ailleurs de l’accroissement global de la présence policière dans les manifestations et l’utilisation de tactiques de plus en plus violentes pour réprimer les manifestants, avec une multiplication des arrestations et des chefs d’accusation portés à leur encontre. Je pense qu’il s’agit d’une grande perte pour nos villes étant donné que l’une des grandes forces de la ville dans une société démocratique, c’est qu’il s’agit d’un lieu où les gens peuvent se rassembler pour porter le changement, former des mouvements œuvrant pour le progrès social en matière de genre, de classe et de lutte contre le racisme par exemple. S’il ne nous est plus permis de faire cela en ville, comment le changement sera-t-il impulsé à l’avenir ? Le plus souvent, le changement social ne résulte en effet pas des idées de quelqu’un qui est simplement assis quelque part dans un bureau, mais bien des exigences populaires exprimées lors de mobilisations sociales. Cela devient de plus en plus difficile dans de nombreuses villes et je pense qu’il nous faut vraiment rendre à nos espaces publics cette fonction de lieux de la démocratie.

La Naissance de Vénus, Poulain, Paris, 2021

Outre l’évolution des mentalités qui s’impose, existe-t-il quelque aspect matériel de la ville féministe, quelque amélioration urbaine que nous pourrions entreprendre de mettre en place ?

Il faut combiner ce que nous pourrions appeler des « interventions spatiales urbaines » et des interventions sociales. J’ai mentionné la création d’une sorte de filet de protection sociale permettant aux femmes et à d’autres personnes vulnérables de bénéficier d’un certain degré d’indépendance économique et de stabilité et ainsi éviter qu’elles se mettent en danger. C’est quelque chose de crucial, mais nous pouvons également imaginer toute une série de choses parfaitement évidentes au niveau des villes elles-mêmes, par exemple le fait d’améliorer l’éclairage public et les espaces de circulation, d’aboutir à des espaces où, pour reprendre l’expression célèbre de Jane Jacobs, il y a des « yeux fixés sur la rue », où il existe une communauté, une vie publique animée à différents moments de la journée, où les gens peuvent regarder à travers leurs fenêtres et voir ce qui se passe dans le voisinage, où les habitants se connaissent entre eux, ce qui signifie qu’il n’y a alors plus de lieux délaissés et vides… Les gens craignent souvent les personnes sans domicile fixe, mais la solution à cette question ne consiste pas à les écarter de la ville, mais plutôt de leur donner un domicile afin qu’ils ne soient plus contraints de vivre dans la rue et s’adonner à des activités susceptibles de susciter la peur. Il faut une approche conjuguant à la fois la mise en place d’un bon filet de protection sociale et celle d’un environnement urbain qui soit ouvert et accueillant pour autant de personnes que possible.

L’amélioration de l’éclairage constitue un bon exemple d’approche globale : au niveau le plus élémentaire, cela semble aller à rebours d’une logique écologique d’économies d’énergie, mais nous devons examiner cela dans le contexte plus large des sortes de voisinages que nous créons. Nul besoin de prévoir partout une saturation d’éclairages puissants lorsque nous sommes en présence de lieux à usages mixtes avec des rues où l’on trouve des cafés, des magasins, du transport public et ainsi de suite : une telle configuration sera ressentie comme plus sûre qu’une rue bien éclairée mais abandonnée. Être seul constitue le plus grand facteur de peur. Nous devons repenser la manière dont les villes ont été conçues de manière à dissocier le travail ayant lieu dans une zone donnée, l’habitat dans une autre zone, l’industrie ou le commerce dans une autre encore. Dans les zones comptant plus d’usages mixtes, des personnes circulent ici et là à toute heure et chacun se sent en sécurité du fait de cette présence. La maire de Paris, Anne Hidalgo a introduit le concept de la « ville du quart d’heure » et c’est un concept qui renvoie assurément aux idées féministes sur le fait de rapprocher ces choses pour rassembler et créer plus de proximité aux services, et ainsi également alléger la tâche de travail du care. Au moins, tant que nous répondons à la question de savoir qui a les moyens de vivre dans ces voisinages des quinze minutes.

Il en va de même des « technologies intelligentes ». Dans certains cas, des femmes mettent à profit des technologies telles que des applications mobiles pour procéder au repérage de lieux de harcèlement et d’insécurité par exemple. Cela peut s’avérer utile, mais dans beaucoup de cas nous savons qu’à l’image de la ville, ces technologies ne sont pas neutres. Elles sont en effet conçues par des personnes ayant des profils particuliers et ne servent pas nécessairement les besoins de la majorité des utilisatrices. Il existe d’ailleurs toujours une fracture technologique concernant l’accès aux smartphones ou aux ordinateurs à domicile. Tout le monde n’a pas accès à ces choses et il peut de ce fait y avoir des biais dans les données qui sont collectées et exploitées.

Les villes ont pour grand avantage de compter généralement tellement de communautés et de voisinages différents qu’elles génèrent depuis longtemps leurs propres idées sur ce dont elles ont besoin et ce qui fonctionne pour elles. Je me prends à imaginer que nous pourrions prêter attention à ces communautés et écouter ce dont elles auraient vraiment besoin. Ces dernières décennies, beaucoup de villes ont eu pour objectif d’utiliser l’espace urbain pour générer autant d’accumulation de capital que possible. Il s’agit donc également de procéder à un véritable changement des mentalités, passant du fait de penser les villes commes des machines à générer du profit pour les envisager dans leur viabilité.

 

À de nombreux égards, l’implication des habitants joue un rôle crucial dans l’approche genrée et inclusive que vous décrivez. Pensez-vous qu’elle puisse inspirer une évolution et un passage d’un urbanisme « par le haut » à une approche partant des populations ?

Il est en effet crucial de partir de la base. C’est un défi parce que cela prend plus de temps aux urbanistes et aux aménageurs de se concerter avec les habitants, de réellement les écouter, de trouver des moyens d’impliquer une grande diversité de membres de la communauté qui pourraient ne pas se sentir concernés par des réunions de planification, ou qui ne pensent pas qu’ils puissent faire entendre leur voix aux personnes au pouvoir. C’est donc un processus plus lent. Il n’est pas toujours facile de donner aux communautés tout ce qu’elles souhaitent, mais, comme on me l’a un jour fait remarquer, cela fait en réalité gagner du temps et de l’argent sur le long terme parce que si vous concevez un espace que personne ne souhaite utiliser, ou qui est insalubre, ou qui devient un repaire d’activités illicites, ou qui n’est pas durable d’une manière ou d’une autre. Il faudra en effet alors reconstruire ces espaces, ce qui beaucoup plus onéreux que de simplement prendre le temps dès le départ pour créer la sorte de logements, ou de terrains de jeu, ou d’espaces verts, ou de voies de communication qui puissent réellement répondre aux besoins des habitants de ces communautés.

Avec la pandémie, nous avons aussi pu constater que certaines communautés ont réellement pris les choses en main et mis en place ce que nous appelons des « pratiques d’aide mutuelle » : veillant à ce que chacun dispose d’assez à manger, s’occupant des personnes âgées et des enfants des autres lorsque cela peut être fait à moindre risque, véhiculant des voisins et d’autres actes de solidarité locale. Cela fait longtemps que les communautés élaborent leurs propres réseaux de care. Je pense que si nous commençons à y prêter attention et à rechercher l’existant, nous en apprendrons beaucoup sur la manière dont nous pourrions faire que cela puisse avoir lieu à plus grande échelle et sur ce que nos villes doivent faire pour mieux répondre aux besoins des personnes vulnérables dans nos villes. Il s’agit donc tout simplement de décider si cela constitue une priorité pour nos sociétés.

Graffiti sur un passage piéton, Madrid, 2007

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Comment féminisme et urbanisme peuvent s'influencer ?

Diann Bauer est artiste et cofondatrice du collectif Laboria Cuboniks, qui a lancé le mouvement Xénofémiste – un féminisme du XXIe siècle, qui prend en compte la révolution liée au développement des nouvelles technologies, et veut en faire un outil de lutte. Le Xénoféminisme soutient que la marginalisation n’est pas un obstacle, mais au contraire, une arme dans le combat pour l’émancipation des individus. Être marginalisé permet en effet de développer sa conscience et de redéfinir son identité. Elle nous décrit comment ses études en architecture et en urbanisme ont inspiré sa pensée, et, inversement, comment les recherches artistiques et féministes dans lesquelles elle s’est lancée peuvent influencer l’urbanisme aujourd’hui. Elle revient également plus en détail sur la notion de conscience, qui occupe ses recherches actuelles.

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