L’Anthropocène : une invention symptomatique de l’anthropocentrisme ?
Pour faire le lien avec le troisième numéro de la revue Stream, paru il y a deux ans, pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous remettez en cause la définition de l’Anthropocène comme « époque géologique » et ce que représente ce terme pour vous ?
CL : Anthropocène est un terme paradoxal. Donner le nom des humains à une époque géologique – puisque ánthrôpos signifie « homme » en grec ancien – ce n’est pas seulement dire qu’une nouvelle époque vient de succéder à la précédente, c’est innover dans la façon de la qualifier. Les noms des époques faisaient auparavant référence à des indications temporelles ou pédo-géologiques. Holocène signifie « entièrement récente », le Jurassique fait allusion à la chaîne du Jura et le Carbonifère à la présence de charbon par exemple. L’entrée dans l’Anthropocène signifierait deux choses : des changements suffisamment importants pour que l’on puisse parler d’une nouvelle époque sont observables, et ce sont les hommes qui en sont responsables. Mais en choisissant de dire cette époque humaine, on court deux risques : faire comme s’il n’y avait plus que de l’humain, comme si l’humain avait absorbé la nature, et comme si c’était quelque chose dont on pouvait se glorifier. Le terme d’Anthropocène a été très critiqué et d’autres appellations ont été proposées – Capitalocène ou Technocène, par exemple. Mais du point de vue de la disparition de la nature, cela revient au même : parler de « Technocène », c’est dire que la terre est de part en part transformée par la technique. L’appellation « Gaïa » pose au contraire que la Terre peut continuer à exister – et continuera à exister sans les hommes. C’est pourquoi, sans doute, même si l’appellation d’Anthropocène a été proposée par des scientifiques (Stoermer, un géologue et Crutzen, un chimiste), elle a surtout plu aux sciences humaines. C’est une façon, non seulement de caractériser notre temps – celui des humains –, mais en plus de présenter cela comme un récit, le nouveau grand récit, celui de l’Anthropocène.
Nombreux sont ceux qui ont déploré la fin des grands récits (la Nation, le Peuple) de la modernité à l’époque post-moderne. En revoilà donc un, et celui-ci est global, il vaut pour la Terre entière. Mais c’est très ambigu. Porté par l’anthropocentrisme du mot, on peut y voir celui de l’achèvement de la conquête de la Terre, dont l’homme est vraiment devenu maître et possesseur. C’est la version du « bon Anthropocène », un récit optimiste de la poursuite du Progrès, grâce au pouvoir que les humains ont de manipuler la Terre au niveau global. C’est sur fond de ce récit optimiste qu’est proposée la géo-ingénierie La géo-ingénierie préconise la modification de la composition des océans ou de l’atmosphère par injection de dérivés soufrés ou de sulfate de fer par exemple, pour limiter l’effet de serre ou favoriser le développement d’algues planctoniques réputées pour piéger le carbone..
À l’inverse de celui-ci, est la version catastrophiste, qui constate aussi la puissance humaine, mais pour s’en effrayer : l’Anthropocène est l’époque qui procède de la modernité (Progrès, maîtrise de la nature) au moment où celle-ci conduit à sa destruction : la puissance que l’homme a imposée se retourne contre lui. Nous entrons dans une période d’effondrement jalonnée de brusques ruptures catastrophiques. Entre ces deux façons extrêmes d’être fasciné par la puissance humaine, il faut étudier la diversité des modes de vie, pas nécessairement catastrophistes, permettant de vivre dans l’Anthropocène, cette époque qui porte les stigmates de l’action humaine et où prolifèrent les hybrides d’humains et de nature.
RL : Quant à la datation de l’entrée dans l’époque Anthropocène, il y a plusieurs hypothèses. La plus commune la fait commencer par la révolution industrielle, qui marque le début de la libération massive dans l’atmosphère du carbone piégé dans le charbon (puis le pétrole). Une seconde la fait remonter à l’apparition de l’agriculture, ce qui signifierait que l’Holocène n’a jamais existé, puisqu’il commence à peu près à la même époque. Une autre hypothèse, enfin, attribuerait son origine à la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. L’arrivée des Européens sur le continent, suivie de la propagation d’épidémies et du massacre des Amérindiens ayant décimé jusqu’à 90 % de la population locale, ont profondément affecté la façon dont les Indiens maintenaient par l’usage du feu les grandes prairies du nord ouvertes au pâturage des bisons. En Amérique Centrale et du Sud, l’agriculture sur défriche ou brûlis a été abandonnée à grande échelle. À défaut d’entretien, ces espaces sont devenus des friches, puis des forêts, augmentant le nombre d’arbres comme autant de pièges à carbone. Les carottes de glace révèlent en effet une baisse non négligeable du taux de carbone de l’atmosphère à cette époque – ce qui correspond d’ailleurs au petit âge glaciaire, puisque le C02 est un gaz à effet de serre. Dès cette époque, l’action de l’homme a donc eu un impact repérable sur le climat. Cette hypothèse est très discutée, puisque beaucoup de commentateurs définissent l’Anthropocène comme une époque marquée par une modification non réversible du système Terre. Or, dans ce cas précis, bien que l’impact humain ait été repérable, le phénomène a été totalement réversible en ce qui concerne le climat. Il a suffi aux colons de déboiser pour rétablir la composition atmosphérique et le climat. L’impact le plus durable aura été celui sur la biodiversité : les échanges entre le nouveau monde et l’ancien ont permis aux espèces de voyager, d’où un brassage de plantes, d’animaux et de germes pathogènes recréant en quelque sorte la PangéeContinent unique s’étant morcelé au Trias, il y a 250 millions d’années..
Ce récit est-il le symptôme d’une nouvelle crise identitaire, en raison du repositionnement de l’homme dans la nature et de notre position paradoxale, tout à la fois de victime et de bourreau ?
CL : C’est là que réside la grande ambiguïté de l’Anthropocène. On a l’habitude de dire que le développement des sciences a remis en cause le narcissisme spontané des hommes, notamment autour de trois blessures narcissiques relatives à de grands décentrements : avec les découvertes de Copernic et de Newton, la Terre n’est plus au centre de l’univers et le système solaire n’est qu’un système parmi d’autres ; avec Darwin, l’homme n’a plus été créé à l’image de Dieu, il a co-évolué avec l’ensemble du vivant ; avec Freud, enfin, l’homme n’est plus, selon l’expression cartésienne, « le capitaine de son navire », puisque son inconscient lui échappe.
RL : Selon Dominique Lestel, il y aurait même une quatrième blessure narcissique, plaçant l’Anthropocène au cinquième rang. Celle-ci serait marquée par l’apprentissage de la langue des signes à une femelle chimpanzé, éclipsant le langage des caractéristiques proprement humaines.
CL : La dernière serait relative à la prise de conscience de notre impact négatif sur notre propre milieu et, a fortiori, de notre propre mise en péril. La profonde équivocité de l’Anthropocène réside dans le fait que, contrairement aux premières blessures narcissiques – résultant de découvertes décentrant l’homme –, celle-ci le remet au centre. L’Anthropocène relève plus de la science-fiction que de la science en ce sens que l’apport scientifique est mince et qu’en tant que récit, il invite à se projeter dans un futur, faisant de notre présent un passé que nous pouvons juger.
RL : Une des caractéristiques du catastrophisme est d’avancer qu’il faut avoir le futur en mémoire, même si celui-ci est effroyable, de manière à inventer les moyens de vivre et de survivre après la catastrophe, pour les plus optimistes.