Vers une renaissance sauvage

  • Publié le 7 octobre 2021
  • Guillaume Logé
  • 12 minutes

Les mutations actuelles dans la manière dont l’homme s’inscrit et se pense dans le monde convergent, pour Guillaume Logé, vers une nouvelle « Renaissance », dont il observe de nombreux parallèles avec celle du xve siècle, comprise comme un phénomène transhistorique, notamment au travers d’œuvres à perspective symbiotique, dépassant la monofocale moderne du point de vue humain. Davantage que l’Anthropocène, il considère l’idée du « sauvage » comme un nouveau référent venant remplacer les grands récits disparus avec la post-modernité. Par l’abandon de la perspective humaine en faveur de collaborations avec le vivant qui remettent en cause notre séparation d’avec lui, les artistes contemporains sont ainsi en avance dans l’expérimentation de la dimension relationnelle du tournant que nous vivons.

Pourriez-vous tout d’abord nous expliquer comment vous en êtes venu aux réflexions que vous développez dans votre ouvrage Renaissance sauvage?

C’est en fréquentant les collections du Musée du Quai-Branly puis des Musées d’Orsay et de l’Orangerie, où
je travaillais, que j’ai commencé mes recherches, de façon d’abord très intuitive. Par sa quasi-universalité géographique le Quai Branly ajoute aux conceptions occidentales celles d’un très grand nombre de cultures. De nombreuses questions se posent, de l’existence même d’un concept d’art, à son sens, ses fonctions, en passant par les rapports de l’homme au monde qu’il induit. Orsay est comme un microscope. En filigrane
des œuvres, nous pouvons chercher à observer l’accélération de la première révolution industrielle et l’émergence de la pensée environnementale. Les études scientifiques sur ces sujets apparaissent en même temps qu’une prise conscience se structure chez différents artistes. Un parallèle s’est très vite imposé à moi entre la situation actuelle et les avant-gardes, en particulier le courant de l’œuvre d’art totale (Arts and Crafts et ses répercussions, les Sécessions, ateliers et écoles qui fleurissent en Europe, au Japon ou aux États-Unis, portés par l’idéal d’une autre alliance possible entre l’art et la société).

À cela est venue s’ajouter une initiation à la géopoétique de Kenneth White qui a joué un rôle important dans la construction de mon approche intellectuelle. Un mode de pensée à la croisée des disciplines s’est ouvert à moi, un «nomadisme intellectuel» dont la liberté et l’exigence continuent de me guider.

Le physicien Basarab Nicolescu m’a également beaucoup influencé. Il a collaboré avec Stéphane Lupasco, un philosophe d’origine roumaine arrivé en France dans les années 1920 dont les écrits sur l’art apparaissent comme des démonstrations plastiques de ses théories. Bassarab Nicolescu a comblé certaines lacunes et étendu son œuvre. Sa carrière de spécialiste en physique des particules se double de contributions philosophiques, de réflexions sur la poésie et d’une participation à la mise au point de la transdisciplinarité.

La transdisciplinarité est indispensable à la pensée écologique qui est, par essence, une pensée des relations, de la complexité, une pensée du multiple et de l’Un. Elle souffre malheureusement de beaucoup de confusion. Quatre approches doivent être comprises comme distinctes et complémentaires.
On parle de disciplinarité quand une discipline, au moyen de sa méthodologie, s’intéresse à un objet (ou sujet); de pluridisciplinarité quand plusieurs disciplines, chacune avec leur méthodologie, abordent un même objet; d’interdisciplinarité, quand une discipline emprunte la méthodologie d’une autre discipline (par exemple la médecine fait appel à la physique). La transdisciplinarité désigne l’étude de ce qu’il y a entre, à travers et au-delà des niveaux de réalité. Un «niveau de réalité» est un niveau gouverné par des lois complètement différentes de celles des autres niveaux. La physique classique et la physique quantique représentent par exemple deux niveaux de réalité différents. Le réel (ce qui est) est constitué de très nombreux niveaux de réalité. La transdisciplinarité essaye de comprendre ce qui les relie, ce qui leur permet de fonctionner ensemble, comment la diversité se tient dans le Tout.

Autrement dit, s’intéresser à la complétude d’un objet d’étude complexe, ou, plus généralement, à la complétude du réel (nous pourrions aussi bien dire, accéder à la Connaissance) demande de s’intéresser aussi à ce qu’il y a entre, à travers et au-delà des niveaux de réalité. Nous y abordons des zones que Basarab Nicolescu appelle «zones de non-résistance» (où nos théorèmes, instruments et perceptions se révèlent impuissants), ce que je nomme «le mystère» dans Renaissance sauvage. Ces zones imposent de faire appel à d’autres ressources et d’autres approches. C’est pour cela que nous trouvons dans le domaine de la transdisciplinarité des gens qui s’intéressent à l’art et à la poésie. La recherche scientifique ne cesse d’avancer mais se heurtera indéfiniment à une part de mystère que nous devons accepter et intégrer (en reconnaissant, au passage, notre finitude et notre indépassable incapacité à posséder toutes les clés du réel).

C’est là qu’intervient la poésie ou plutôt, la poétique, non pas comme le lieu ou moyen de dévoiler ce qui restera toujours mystère, mais comme la possibilité de prendre conscience de l’existence du mystère et de l’intégrer à nos modèles. D’où le «théorème poétique» de Basarab Nicolescu: connaissance = science + poésie, ou science + mystère si vous voulez, ce qui implique que la complétude du savoir ne peut se passer de la poésie, à considérer comme membrane de contact avec ce qui ne cesse de nous échapper. En ce sens, c’est la dimension poétique de l’art qui doit être convoquée dans un projet art-science qui se veut véritablement et efficacement transdisciplinaire (à défaut, nous voyons l’art jouer un rôle illustratif plus ou moins réussi, ou jouer une partition complètement déconnectée du reste de la démarche).

Comment cette prise de conscience environnementale, avec ses prémices au XIXe siècle, aboutit aujourd’hui, selon vous, à une nouvelle «renaissance»?

L’idée d’une nouvelle renaissance s’appuie d’abord sur une lecture des XVe et XVIe siècles d’où j’extraie un concept de renaissance transhistorique, philosophique et écologique. Pour le dire brièvement, une renaissance représente un basculement dans la manière dont l’homme se pense et agit dans le monde. D’où un changement de perspective, dans la mesure où une perspective est l’expression d’un certain positionnement dans
le monde. La renaissance en Italie, héritière du haut Moyen Âge et d’un travail de réappropriation de l’Antiquité, témoigne d’un glissement philosophique qui place l’homme au centre et se traduit par l’invention de la perspective monofocale. J’observe aujourd’hui un bouleversement de même ampleur, nourri évidemment par un autre terreau intellectuel et transposé par un autre genre de perspective (c’est le propre d’un concept transhistorique que de se spécifier à chaque époque où il ré- émerge).

Cette renaissance (dont l’histoire dira si elle s’imposera ou non) se présente à toutes les branches de la société et de la façon la plus prononcée dans les domaines de l’art et de l’architecture. Dans mon livre, j’étudie un corpus significatif de réalisations qui éclairent la perspective qui lui est propre et que j’appelle «perspective symbiotique». Nous pouvons la définir comme l’identification et la mise en collaboration de différentes événementalités1 dans le but d’une création obéissant à un idéal de concordanse2. Ce n’est plus l’artiste tout puissant qui conçoit un tableau à partir de son point de vue et des proportions de l’homme, c’est un travail en commun avec des forces convoquées pour leur potentiel créatif. Cherchant à mettre un mot sur le tournant qui s’amorce, le terme «sauvage» m’a semblé le plus intéressant. Comme il y a eu appropriation et parfois réinterprétation de l’Antiquité à la Renaissance, nous nous trouvons à un moment de ré- investigation du sens de l’homme, de la nature et de son rôle en son sein.

Dans les années 1970 le philosophe Jean-François Lyotard estime que nos sociétés sont entrées dans une «postmodernité» qui se caractérise par la chute des grands récits. Les grandes philosophies, idéologies ou religions à même d’ordonner et de rendre intelligible l’histoire et l’action humaine ne parviennent plus à s’imposer. Une ère de relativisme s’installe dans lequel des différends se cristallisent sans possibilité de résolution. Je crois que la vacance laissée par les grands récits d’hier est en passe de se voir combler par ce que j’appelle un grand référent, à même de soutenir un projet de société et de rendre intelligible l’action de l’homme sur Terre. C’est la refonte de notre rapport à la nature que je condense dans le terme «sauvage». Par référent, je désigne quelque chose de plus ouvert qu’un récit et quelque chose de commun qui fédère, en dépit des divergences, une appartenance supérieure que nous nous reconnaissons et à laquelle nous nous référons.

«Sauvage» est un vocable lourd d’histoire et de connotations contradictoires, quand il n’est pas simplement, de nos jours, un slogan à la mode dont nous ne savons trop ce qu’il recouvre. Il me paraît important de regarder en face l’épaisseur de son passé pour mieux s’en séparer. Il ne s’agit pas davantage de renouer avec un hypothétique «âge d’or» que de dénoncer un quelconque primitivisme arriéré et barbare. Le sauvage qui m’intéresse inaugure une définition nouvelle. Associé au terme renaissance, il s’affirme comme une ontologie et une éthique d’action.

Lors d’une discussion avec Basarab Nicolescu, je lui ai demandé comment nous pourrions considérer ce qu’il y a de plus irréductible dans le réel. Imprégné de son approche et de celle de Stéphane Lupasco, je lui ai demandé si ce n’était pas un principe dynamique. Le terme «anima» m’est alors venu à l’esprit, autant pour sa fortune dans l’Antiquité, qu’il est passionnant de revisiter, que pour son étymologie et sa présence dans des notions centrales pour mon travail. Anima (l’âme, en tant que souffle, que je choisis d’entendre également avec un prisme extrême-oriental), devient animation, animal
et animalité. Il est donc possible de penser une animalité qui découle du principe dynamique qui anime le réel, une animalité elle-même mouvement et esprit, avec laquelle je caractérise l’homme. Pour en essayer une définition, je parle d’une animalité à trois branches: cosmologique, spirituelle et biologique.

Biologique renvoie à un homme qui ne se considère pas séparé des autres animaux, mais comme un animal lui-même qui se réalise non pas en cherchant à dominer ou à maîtriser cette condition, mais en l’acceptant et en cherchant à s’inclure harmonieusement avec les autres espèces. L’animalité cosmologique est conscience d’appartenance au Tout (cosmos) qui n’est pas un système, mais une logique de vie qui dépasse l’homme et intègre le mystère. L’animalité spirituelle recouvre l’idée de faire partie d’un monde d’interrelation, d’inter- connectivité, elle en appelle au développement d’une nouvelle spiritualité de la relation (nous en voyons la florescence dans la pensée environnementale contemporaine).

Vous identifiez avant ce basculement un long moment de «pré-renaissance». À quoi correspond-il?

Léonard de Vinci, A Bear Walking, 1482-1485, Metropolitan Museum New York
William Morris (Morris & Company), tissu mural (détail), 1878, Metropolitan Museum New York

Ce que j’appelle pré-renaissance, comme il y en eut une préparant la Renaissance des XVe et XVIe siècles, correspond à une période de quelque cent cinquante ans qui voit à la fois émerger et se développer une pensée et des sciences de l’environnement, en parallèle d’un art qui se propose comme réponse possible à la mise en question de l’habitabilité du monde que renouvellent les grandes menaces telles que l’accélération de la Première révolution industrielle, les guerres mondiales, la popularisation et la multiplication des crises environnementales à partir des années 1960. La pré-renaissance a préparé le tournant que nous vivons en sédimentant des ressources philosophiques, des travaux en économie, en sciences et, au niveau artistique, en élargissant la notion d’art, la rendant disponible, à nouveau, forte d’une fonction sociétale qu’elle avait perdue depuis longtemps en Occident.

Les préoccupations quant à l’impact des actions humaines sur la nature ne sont pas nouvelles (nous en trouvons notamment chez Léonard de Vinci), mais il y a vraiment naissance d’un courant de pensée et d’un travail scientifique concerté à partir du milieu du XIXe siècle, moment d’essor de l’usage des énergies fossiles et d’accroissement de l’échelle des dégradations. De nombreuses avant-gardes artistiques puisent leur raison d’être dans le constat d’un modèle de société qui amoindrit l’individu, détruit la teneur et le sens du travail, détériore les conditions de vie, pollue et impose de la laideur partout. Pour des théoriciens et artistes comme John Ruskin et William Morris, l’art a vocation et capacité à traiter de tout. Il sert de pierre de touche à l’élaboration d’un nouveau modèle de production et de vie. Dans la mesure où l’environnement façonne l’homme qui s’y trouve, l’attention doit se porter autant à la structure des villes (songeons à la proposition de «cités-jardins»), qu’à notre quotidien construit, dont l’art s’empare de tous les aspects, de la maison à la petite cuillère, en passant par les éléments décoratifs. Rien n’est inerte, tout agit: l’esthétique est un moteur puissant qu’il faut activer pour bâtir une société nouvelle.

C’est ainsi qu’il faut regarder l’Art nouveau, le Deutscher Werkbund, le Bauhaus… Toutes ces initiatives reposent sur l’idée d’art total. Dada en est également une expression, avec des racines un peu différentes, notamment le poids de la pensée anarchiste (laquelle, rappelons-le, donne beaucoup d’importance à la nature). Le fil s’étire jusqu’aux mouvements des années 1960 tels que Fluxus, Neo-Dada Organizers et une personnalité comme Joseph Beuys qui unit art, écologie, politique et la pensée de Rudolf Steiner, le père de l’anthroposophie (et de l’agriculture biodynamique). Dans les années 1960 une partie des artistes de l’Arte povera ouvre la voie à un art résolument engagé sur les questions environnementales qui émerge aussi dans d’autres pays, en particulier aux États-Unis avec des artistes comme Alan Sonfist, Agnes Dénes, Newton et Helen Mayer Harrison, mais également certains artistes du Land Art. La pré-Renaissance sauvage s’achève sur deux courants qui vont être appelés à prendre une autre dimension: celui de la «relation» associée à une critique des structures socio- économiques en place, que Nicolas Bourriaud l’a théorisé sous l’appellation d’«esthétique relationnelle», et celui du bio-art, qui accompagne le tournant biologique que notre époque connaît.

C’est donc sur cet héritage aux influences croisées que la Renaissance sauvage s’enracine. Elle est le fruit d’une évolution et d’une convergence de la philosophie, de l’art et des sciences qui aboutissent à une nouvelle figure de l’artiste et à de nouveaux types d’approches. Le travail de Tomás Saraceno est assez exemplaire en la matière. Il renouvelle la figure de l’homme universel (uomo universale) de la Renaissance, qui n’est plus universel à lui tout seul mais faiseur de collaborations. L’artiste argentin s’entoure de talents dans toutes les disciplines, des sciences dures aux sciences sociales et aux humanités, en passant bien sûr par l’architecture et les métiers d’art. Ses créations émanent d’abord de la constitution et du travail d’un collectif qu’il crée en fonction de ses projets. Léonard de Vinci aujourd’hui serait surtout un expert en pluri-, inter- et trans-disciplinarités. Pour employer une métaphore, l’homme universel est désormais un chef d’orchestre.

Vous rapprochez souvent le sauvage de la danse, quel est le sens de cette relation pour vous ?

J’ai créé le concept de concordanse en réunissant la concorde (l’accord, la paix, l’harmonie) et la danse en tant que mouvement continu avec l’altérité. La finalité du sauvage est la concordanse, c’est-à-dire une forme de collaboration avec la nature. Je considère la danse comme une expression écologique si nous comprenons l’écologie comme manière d’être et d’habiter le monde. Un danseur (je pourrais dire, toute personne) n’est jamais seul. Des forces, d’ailleurs très difficilement dénombrables et qualifiables, se présentent inévitablement à lui: l’air, la gravité, la résonance du lieu, l’intensité psychologique de tiers, etc., avant même qu’un ou plusieurs (autres) partenaires ne le rejoignent.

Pour cette raison, le danseur ne peut pas venir avec une idée préconçue de la danse. Il doit d’abord «écouter» afin d’élabo- rer un code commun avec l’altérité en présence puis s’ajuster en permanence s’il veut atteindre une chorégraphie qui puisse durer et être «naturelle» (il y a ici un chemin possible vers l’idée de nature). Le sauvage-danseur s’ouvre au mouvement de l’autre qui demande à passer en lui, afin de s’y accorder. Ainsi du bon nageur qui incorpore la mouvance de la mer, absorbe sa logique de forme, de régularité et de surprise afin de fluer avec elle.

Je m’intéresse en particulier au Contact Improvisation, auquel le danseur et chercheur Romain Bigé a consacré une thèse très intéressante3. Cette danse, ou faut-il l’appeler pratique, dans la mesure où elle se tourne très vite vers le studio au détriment de la scène, a été initiée par Steve Paxton en 1972 puis rapidement développée par d’autres «fondateurs». Influencé par les arts martiaux et les spiritualités orientales, le Contact invite à l’improvisation libre, à «un certain art de la rencontre, c’est- à-dire l’art de tout faire pour que deux partenaires bougent ensemble de telle sorte qu’aucun n’impose le mouvement à l’autre et en même temps, de telle sorte que chacun y acquiesce. L’espoir ou l’enjeu est que ni l’un ni l’autre ne le dirige et que pourtant, et l’un et l’autre agissent ».

L’évolutionnisme, porté par Jean-Baptiste de Lamarck puis Charles Darwin, a amené à penser les espèces non plus comme des formes stables, mais comme des processus de spéciations. Romain Bigé analyse avec finesse que de nombreuses philosophies du mouvement ou du devenir en ont tiré l’idée générale que «[…] les choses ne sont que les traces d’un mouvement de fond qui les constitue. Il n’y a pas d’arbre, pour ces philoso- phies: cela arbrifie. Il n’y a pas d’espace: il y a des spatialités ou des spatialisations. Il n’y a pas de corps: il y a des prendre- corps, des devenir-corps (embodiments) comme il y a des devenir-humain, des devenir-loup, des devenir-peuplier, tous processus que nos modes d’appréhension de la réalité nous em- pêchent de concevoir comme des devenirs et nous restreignent à n’en apercevoir que les instantanés ».

La danse, en tant qu’articulation de rapports, appartient de plein droit à la pensée écologique (c’est d’ailleurs un champ de recherche encore largement ouvert). Nous la voyons qua- si-consubstantielle aux communautés humaines, depuis vrai- semblablement le paléolithique et dans un très grand nombre de cultures à travers les continents, associée, souvent, à des enjeux essentiels pour la communauté (communication avec les esprits, guérison, chasse, récolte, guerre, etc.).

Des chorégraphes émergent qui s’engagent dans des créations avec des fleurs, des arbres ou des animaux (citons Antonija Livingstone ou le collectif Dance for Plants). L’opéra et le ballet baroques avaient déjà amené des animaux sur scène afin de manifester l’avalanche d’énergies qui animent le monde (par exemple dans Ezio de Johann Adolph Hasse, en 1730, la marche triomphale regroupait quatre cents personnes, cent deux chevaux, huit mules et huit dromadaires). Si des chorégraphes contemporains convoquent aussi des partenaires non-humains, ils quittent néanmoins la scène et ne cherchent pas à les dresser afin qu’ils se plient à une partition écrite d’avance. Ils visent à l’approfondissement de relations et à l’enrichissement de notre conscience du vivant.

Le sauvage cherche à s’inscrire dans la dynamique de l’anima (nous pourrions dire, chorégraphie des mouvances et transfor- mations de la nature qui garantit les conditions de notre habi- tation sur Terre). L’élaboration d’une pensée du mouvement le met en capacité d’y prendre part. Comme les contacteurs jouent de leur poids et du poids de leurs partenaires: nulle hiérarchie, mais de l’attention, du soin, de l’apprentissage, de l’adaptation, la veille et l’entretien des possibilités d’expression de chacun. Il n’y a pas d’équilibre à conserver (imposer de la stabilité à un écosystème peut s’avérer destructeur: les mesures de protection de l’environnement dans la Hutcheson Memorial Forest, aux États-Unis, en 1955, en ont été un exemple). Équilibre et dé- séquilibre se complètent. La concordanse s’assure que l’un ne triomphe jamais de l’autre mais que les meilleures conditions demeurent afin que le jeu ne cesse de se poursuivre.

La pensée du mouvement identifie des modes d’être dans la danse. Elle ajoute au regard qui cherche à apprendre du monde pour mieux s’y engager. Elle se demande, peut-être à l’invitation de Joseph Beuys, qui utilisa à tant de reprises la symbolique du miel, s’il ne faudrait pas envisager nos projets sous l’angle de la relation abeille-fleur. La fleur nourrit l’abeille qui participe à la vie de la fleur à travers le mécanisme de pollinisation. Une danse, comme est danse le langage de l’abeille qui indique à ses congénères la direction et la distance des sources de nourriture (l’éthologue Karl von Frisch lui doit son prix Nobel). La relation abeille-fleur offre une métaphore puissante de collaboration inter-espèce, de dons et contre-dons de natures différentes au sein d’un réseau d’échanges dont les vibrations se propagent de sphère en sphère.

La concordanse me semble l’occasion de repenser la notion de mouvement en miroir de l’agitation dont nous payons un prix fort: de l’épuisement du corps de l’homo œconomicus pesant sous les contraintes à l’accélération et à l’intensification des flux et brassages à l’échelle de la planète bousculant les capacités d’adaptation et de résilience des écosystèmes, avec des conséquences dont les échelles deviennent de plus en plus globales et dramatiques, comme nous le constatons aujourd’hui.

Comment cette notion de « sauvage » pourrait-elle se traduire à l’échelle de l’architecture, voire de l’urbain ? 

L’architecture a été partie intégrante des avant- gardes de la pré-renaissance sauvage que nous avons déjà évoquées (quand elle n’en a pas tout simplement été la colonne vertébrale). Pour la Renaissance sauvage, une construction n’est pas l’œuvre d’un auteur seul, l’architecte (ou son agence), mais le produit de ce que j’appellerai une chaîne de création qui va du territoire à l’usager final, en passant bien sûr par l’architecte et les matériaux utilisés: chacun d’eux contribue à la forme et à l’identité d’une construction à penser comme un processus collectif inscrit dans la durée.

Le mot d’ordre de l’architecte-paysagiste Ian McHarg: «design with nature» (titre de l’ouvrage séminal qu’il publie en 1969) est plus actuel que jamais. La méthode qu’il décrit demande d’identifier et de tenir compte de l’ensemble des couches qui constituent un territoire: de ses composantes biophysiques à ses caractéristiques sociales, historiques, culturelles, ethnologiques, jusqu’à réfléchir à sa psychogéographie et aux modes de vie qu’il accueille. L’ambition est de faire émerger de toutes ces propriétés les actions les plus appropriées, non pas en vue d’un résultat statique, mais d’un «équilibre dynamique». Ian McHarg comprend rapidement que la difficulté ne se limite pas simplement à rassembler les informations, mais à les intégrer et à les faire travailler ensemble puis à faire comprendre et accepter aux décideurs le projet qui en découle.

Ian McHarg dans l'émission de télévision "Mike Douglas Show" pour la promotion de son livre Design with Nature

Je consacre un long passage dans Renaissance sauvage au projet de refondation de la région de la Ruhr en Allemagne: l’IBA Emscher Park (1989-1999). Ce qui m’intéresse surtout, c’est l’approche, la manière dont le projet a été organisé et conduit. La pluralité des perspectives a non seulement été celle du territoire considéré dans son épaisseur (de l’économie à l’écologie, en passant par le social, le culturel, le sport, le loisir et le tourisme), mais aussi celle des communautés locales qui ont été impliquées. C’est un premier pas intéressant mais qu’il me paraît essentiel d’enrichir. Un slogan tel que «Design with nature» pose la question de savoir à qui s’adresse le bâtiment ou le projet d’urbanisme. La réponse ne peut pas se limiter à l’homme. Le travail d’étude préconisé par Ian McHarg doit permettre d’identifier l’ensemble des perspectives en présence dans le milieu où nous intervenons dans l’idée de construire également pour chacune d’elles. Autrement dit, il faut considérer comme utilisateurs non seulement l’homme, mais aussi le vivant et toute la typologie du milieu où nous intervenons. Cet ensemble, indivisible, constitue le destinataire pluriel de toute architecture, et il s’agit là une dimension essentielle.

Du point de vue des matériaux et des procédés de fabrication, j’analyse dans mon livre comment les travaux de nombreux designers, architectes, ingénieurs, scientifiques résonnent avec la «méthodologie pratique» de la Renaissance sauvage: des briques en mycélium de champignon de Phil Ross/ Mycoworks aux briques en sable et micro-organismes de Ginger Krieg Dosier/BioMason, en passant par les biopolymers de Neri Oxman/MIT Media Lab. Les américains Ronald Rael et Virginia San Fratello sont assez exemplaires. Ils ré- explorent des possibilités d’architectures aussi frugales que les constructions en terre ou la création de structures en modules imprimés 3D à partir de ressources locales (comme le sel de la baie de San Francisco pour Saltygloo) ou recyclées. Le collectif italien WASP a étendu l’échelle des machines d’impression à celui d’habitations entières (maison TECLA). Rappelons que les innovations techniques ne font évidemment partie du sujet que si nous avons déjà intégré les grands enjeux écologiques tels que l’imperméabilisation des sols, l’étalement urbain, les destructions ou ruptures au sein des écosystèmes, l’empreinte carbone des matériaux et bâtiments, etc. Elles doivent aller de pair avec une question préalable: est-il vraiment indispensable de construire quelque chose de plus? Et si oui, alors ce doit être à la faveur de gestes architecturaux plus modestes et moins gourmands en ressources (des fondations jusqu’aux éléments décoratifs).

Rafael San Fratello, Sattygloo, détail et structure, 2013
Rafael San Fratello, Sattygloo, détail et structure, 2013

L’inachevé (non-finito) est une constante philosophique de la Renaissance sauvage. Ainsi, ce n’est pas un bâtiment fini qu’une agence livre, car rien ne peut jamais être pensé comme fini, mais quelque chose appelé à vivre, donc à évoluer et d’une façon en partie imprévue. Intégrer l’imprévision plaide pour des structures légères qui laissent autant que possible le pouvoir aux utilisateurs dont nous avons évoqué la diversité. L’architecture de la Renaissance sauvage, pleinement consciente du lieu où elle s’inscrit, impose moins des fonctions qu’elle n’offre un espace et un contexte propices aux services écosystémiques et à l’émergence de créations. En d’autres termes, non pas une architecture de cadre, mais une architecture d’ouverture, une architecture se pensant comme collaboratrice des forces en présence et à venir.

Dans Renaissance sauvage, je parle d’un changement de paradigme du formalisme vers le finalisme. Le «faire œuvre» se déplace de «j’ai une forme en tête que je veux réaliser» à «j’ai une finalité que je veux réaliser». Ce à quoi le sauvage aspire, c’est moins à un objet qu’à une qualité ou symphonie qu’il cherche à voir advenir. Il admire moins ce qu’il fait «tout seul» que ce qu’il aide à venir au monde.

Un tel état d’esprit témoigne du rôle premier que vont jouer le spirituel et le culturel dans l’évolution de notre époque en direction ou non d’une renaissance. Conscience, représentation du monde et désir fonctionnent ensemble et commandent les aspirations qui orientent la marche des sociétés. Nous savons comment vivre autrement et nous le pouvons d’un point de vue technique. Ce qui manque, c’est l’envie, une envie suffisamment puissante pour susciter le courage et l’action.

La foi dans le pouvoir d’une esthétique agissante qui était celle de John Ruskin et William Morris n’a rien perdu de sa pertinence. Il faut penser toute architecture comme dotée d’une puissance de manifestation, autrement dit, lui reconnaître un pouvoir de fabrication spirituelle. Elle est reflet d’une conscience et productrice de conscience. Je pense souvent au jardin chinois dans sa capacité à proposer des carrefours de perspectives, autrement dit, à susciter de l’émergence. Conçu comme un microcosme, il permet au visiteur de grandir dans l’intelligence des relations, d’imaginer et de se projeter dans un monde. Ce n’est pas un lieu qui obéit à un système, c’est un espace de mise en présence, d’émancipation et de création.

WASP, maison TECLA en impression 3D, 2021

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