Pourriez-vous tout d’abord nous expliquer comment vous en êtes venu aux réflexions que vous développez dans votre ouvrage Renaissance sauvage?
C’est en fréquentant les collections du Musée du Quai-Branly puis des Musées d’Orsay et de l’Orangerie, où
je travaillais, que j’ai commencé mes recherches, de façon d’abord très intuitive. Par sa quasi-universalité géographique le Quai Branly ajoute aux conceptions occidentales celles d’un très grand nombre de cultures. De nombreuses questions se posent, de l’existence même d’un concept d’art, à son sens, ses fonctions, en passant par les rapports de l’homme au monde qu’il induit. Orsay est comme un microscope. En filigrane
des œuvres, nous pouvons chercher à observer l’accélération de la première révolution industrielle et l’émergence de la pensée environnementale. Les études scientifiques sur ces sujets apparaissent en même temps qu’une prise conscience se structure chez différents artistes. Un parallèle s’est très vite imposé à moi entre la situation actuelle et les avant-gardes, en particulier le courant de l’œuvre d’art totale (Arts and Crafts et ses répercussions, les Sécessions, ateliers et écoles qui fleurissent en Europe, au Japon ou aux États-Unis, portés par l’idéal d’une autre alliance possible entre l’art et la société).
À cela est venue s’ajouter une initiation à la géopoétique de Kenneth White qui a joué un rôle important dans la construction de mon approche intellectuelle. Un mode de pensée à la croisée des disciplines s’est ouvert à moi, un «nomadisme intellectuel» dont la liberté et l’exigence continuent de me guider.
Le physicien Basarab Nicolescu m’a également beaucoup influencé. Il a collaboré avec Stéphane Lupasco, un philosophe d’origine roumaine arrivé en France dans les années 1920 dont les écrits sur l’art apparaissent comme des démonstrations plastiques de ses théories. Bassarab Nicolescu a comblé certaines lacunes et étendu son œuvre. Sa carrière de spécialiste en physique des particules se double de contributions philosophiques, de réflexions sur la poésie et d’une participation à la mise au point de la transdisciplinarité.
La transdisciplinarité est indispensable à la pensée écologique qui est, par essence, une pensée des relations, de la complexité, une pensée du multiple et de l’Un. Elle souffre malheureusement de beaucoup de confusion. Quatre approches doivent être comprises comme distinctes et complémentaires.
On parle de disciplinarité quand une discipline, au moyen de sa méthodologie, s’intéresse à un objet (ou sujet); de pluridisciplinarité quand plusieurs disciplines, chacune avec leur méthodologie, abordent un même objet; d’interdisciplinarité, quand une discipline emprunte la méthodologie d’une autre discipline (par exemple la médecine fait appel à la physique). La transdisciplinarité désigne l’étude de ce qu’il y a entre, à travers et au-delà des niveaux de réalité. Un «niveau de réalité» est un niveau gouverné par des lois complètement différentes de celles des autres niveaux. La physique classique et la physique quantique représentent par exemple deux niveaux de réalité différents. Le réel (ce qui est) est constitué de très nombreux niveaux de réalité. La transdisciplinarité essaye de comprendre ce qui les relie, ce qui leur permet de fonctionner ensemble, comment la diversité se tient dans le Tout.
Autrement dit, s’intéresser à la complétude d’un objet d’étude complexe, ou, plus généralement, à la complétude du réel (nous pourrions aussi bien dire, accéder à la Connaissance) demande de s’intéresser aussi à ce qu’il y a entre, à travers et au-delà des niveaux de réalité. Nous y abordons des zones que Basarab Nicolescu appelle «zones de non-résistance» (où nos théorèmes, instruments et perceptions se révèlent impuissants), ce que je nomme «le mystère» dans Renaissance sauvage. Ces zones imposent de faire appel à d’autres ressources et d’autres approches. C’est pour cela que nous trouvons dans le domaine de la transdisciplinarité des gens qui s’intéressent à l’art et à la poésie. La recherche scientifique ne cesse d’avancer mais se heurtera indéfiniment à une part de mystère que nous devons accepter et intégrer (en reconnaissant, au passage, notre finitude et notre indépassable incapacité à posséder toutes les clés du réel).
C’est là qu’intervient la poésie ou plutôt, la poétique, non pas comme le lieu ou moyen de dévoiler ce qui restera toujours mystère, mais comme la possibilité de prendre conscience de l’existence du mystère et de l’intégrer à nos modèles. D’où le «théorème poétique» de Basarab Nicolescu: connaissance = science + poésie, ou science + mystère si vous voulez, ce qui implique que la complétude du savoir ne peut se passer de la poésie, à considérer comme membrane de contact avec ce qui ne cesse de nous échapper. En ce sens, c’est la dimension poétique de l’art qui doit être convoquée dans un projet art-science qui se veut véritablement et efficacement transdisciplinaire (à défaut, nous voyons l’art jouer un rôle illustratif plus ou moins réussi, ou jouer une partition complètement déconnectée du reste de la démarche).
Comment cette prise de conscience environnementale, avec ses prémices au XIXe siècle, aboutit aujourd’hui, selon vous, à une nouvelle «renaissance»?
L’idée d’une nouvelle renaissance s’appuie d’abord sur une lecture des XVe et XVIe siècles d’où j’extraie un concept de renaissance transhistorique, philosophique et écologique. Pour le dire brièvement, une renaissance représente un basculement dans la manière dont l’homme se pense et agit dans le monde. D’où un changement de perspective, dans la mesure où une perspective est l’expression d’un certain positionnement dans
le monde. La renaissance en Italie, héritière du haut Moyen Âge et d’un travail de réappropriation de l’Antiquité, témoigne d’un glissement philosophique qui place l’homme au centre et se traduit par l’invention de la perspective monofocale. J’observe aujourd’hui un bouleversement de même ampleur, nourri évidemment par un autre terreau intellectuel et transposé par un autre genre de perspective (c’est le propre d’un concept transhistorique que de se spécifier à chaque époque où il ré- émerge).
Cette renaissance (dont l’histoire dira si elle s’imposera ou non) se présente à toutes les branches de la société et de la façon la plus prononcée dans les domaines de l’art et de l’architecture. Dans mon livre, j’étudie un corpus significatif de réalisations qui éclairent la perspective qui lui est propre et que j’appelle «perspective symbiotique». Nous pouvons la définir comme l’identification et la mise en collaboration de différentes événementalités1 dans le but d’une création obéissant à un idéal de concordanse2. Ce n’est plus l’artiste tout puissant qui conçoit un tableau à partir de son point de vue et des proportions de l’homme, c’est un travail en commun avec des forces convoquées pour leur potentiel créatif. Cherchant à mettre un mot sur le tournant qui s’amorce, le terme «sauvage» m’a semblé le plus intéressant. Comme il y a eu appropriation et parfois réinterprétation de l’Antiquité à la Renaissance, nous nous trouvons à un moment de ré- investigation du sens de l’homme, de la nature et de son rôle en son sein.
Dans les années 1970 le philosophe Jean-François Lyotard estime que nos sociétés sont entrées dans une «postmodernité» qui se caractérise par la chute des grands récits. Les grandes philosophies, idéologies ou religions à même d’ordonner et de rendre intelligible l’histoire et l’action humaine ne parviennent plus à s’imposer. Une ère de relativisme s’installe dans lequel des différends se cristallisent sans possibilité de résolution. Je crois que la vacance laissée par les grands récits d’hier est en passe de se voir combler par ce que j’appelle un grand référent, à même de soutenir un projet de société et de rendre intelligible l’action de l’homme sur Terre. C’est la refonte de notre rapport à la nature que je condense dans le terme «sauvage». Par référent, je désigne quelque chose de plus ouvert qu’un récit et quelque chose de commun qui fédère, en dépit des divergences, une appartenance supérieure que nous nous reconnaissons et à laquelle nous nous référons.
«Sauvage» est un vocable lourd d’histoire et de connotations contradictoires, quand il n’est pas simplement, de nos jours, un slogan à la mode dont nous ne savons trop ce qu’il recouvre. Il me paraît important de regarder en face l’épaisseur de son passé pour mieux s’en séparer. Il ne s’agit pas davantage de renouer avec un hypothétique «âge d’or» que de dénoncer un quelconque primitivisme arriéré et barbare. Le sauvage qui m’intéresse inaugure une définition nouvelle. Associé au terme renaissance, il s’affirme comme une ontologie et une éthique d’action.
Lors d’une discussion avec Basarab Nicolescu, je lui ai demandé comment nous pourrions considérer ce qu’il y a de plus irréductible dans le réel. Imprégné de son approche et de celle de Stéphane Lupasco, je lui ai demandé si ce n’était pas un principe dynamique. Le terme «anima» m’est alors venu à l’esprit, autant pour sa fortune dans l’Antiquité, qu’il est passionnant de revisiter, que pour son étymologie et sa présence dans des notions centrales pour mon travail. Anima (l’âme, en tant que souffle, que je choisis d’entendre également avec un prisme extrême-oriental), devient animation, animal
et animalité. Il est donc possible de penser une animalité qui découle du principe dynamique qui anime le réel, une animalité elle-même mouvement et esprit, avec laquelle je caractérise l’homme. Pour en essayer une définition, je parle d’une animalité à trois branches: cosmologique, spirituelle et biologique.
Biologique renvoie à un homme qui ne se considère pas séparé des autres animaux, mais comme un animal lui-même qui se réalise non pas en cherchant à dominer ou à maîtriser cette condition, mais en l’acceptant et en cherchant à s’inclure harmonieusement avec les autres espèces. L’animalité cosmologique est conscience d’appartenance au Tout (cosmos) qui n’est pas un système, mais une logique de vie qui dépasse l’homme et intègre le mystère. L’animalité spirituelle recouvre l’idée de faire partie d’un monde d’interrelation, d’inter- connectivité, elle en appelle au développement d’une nouvelle spiritualité de la relation (nous en voyons la florescence dans la pensée environnementale contemporaine).
Vous identifiez avant ce basculement un long moment de «pré-renaissance». À quoi correspond-il?