Vous explorez ce que l’on appelle le design fiction. De quoi s’agit-il et comment cette pratique du design est elle née ?
Depuis le début du vingtième siècle, existe l’idée que la création en design n’est pas forcément tournée vers la résolution d’un problème, mais qu’elle cherche aussi à mettre en lumière les enjeux et les conséquences de certains changements : de pensée, d’attitudes, de climats… La nouveauté du Design Fiction, depuis une quinzaine d’années, est de ne pas simplement établir un diagnostic critique, mais de se projeter dans l’avenir au travers de la création de récits prospectifs et d’un répertoire de formes et d’archétypes propres à notre époque.
De multiples façons de le mettre en œuvre existent. Avec notre studio de design Near Futur Laboratory, nous explorons la manière dont l’invention de nouveaux outils influence (et influencera) notre rapport au monde, nos manières d’être ensemble, nos formes de sociabilité, et nous mobilisons le design fiction pour sensibiliser des acteurs du monde de demain, entreprises ou collectivités, à des futurs désirables possibles. Pour cela, il est nécessaire de sortir du cadre des imaginaires communs et enracinés du monde occidental pour explorer d’autres perspectives, telles que celles ouvertes au Mexique ou en Inde.
Il s’agit donc d’imaginer l’avenir, dans le but de reconfigurer le présent et d’enclencher la mise en place de stratégies prospectives destinées à rendre le futur plus habitable.
Mais le design fiction, n’est, pour moi, qu’un objet intermédiaire, servant à susciter une certaine prise de conscience et à générer des discussions, des débats ou des processus de création de produits et de services. En aucun cas, on ne peut s’arrêter à la création de scénarii sans chercher à les appliquer, voire à les dépasser. Ceci exige à la fois du temps et de l’énergie, mais aussi des compétences et une forme d’expertise pour accompagner ces changements.
On a bien vu avec les confinements successifs combien les individus peuvent être inventifs. On a vu émerger toutes sortes de désirs d’un « monde d’après ». On a également remarqué l’inertie et la difficulté à mesurer les effets immédiats d’une action concrète. L’accompagnement d’une fiction, pour qu’elle soit rendue réelle, est fondamental et revient tant au secteur privé qu’au secteur public.
Les œuvres de Ernesto Oroza illustrent bien cette idée. L’artiste et designer cubain, chargé de la recherche à l’école d’art et de design de Saint-Etienne, a axé son travail sur le contournement des objets. On peut avoir le sentiment qu’il est difficile de se projeter dans un monde futur, utopique et positif, encore plus particulièrement lorsqu’on vit dans le monde occidental, comme en attestent les mouvements collapsologistes. Or dans de nombreux territoires, les populations ont déjà été confrontées à des situations de crise sociales, économiques, politiques ou environnementales, qu’elles ont surmontées et surmontent encore tout en continuant à imaginer d’autres manières de faire et de vivre ensemble. En émerge une « esthétique de la débrouille ».
Si on regarde du côté des pratiques artistiques, il existe d’autres formes de représentations, moins stéréotypées, moins connues, un peu plus étranges, qui interrogent par exemple le rapport à la saleté ou à la souillure. Anthropologiquement, le rapport à l’hygiène a évolué dans une certaine direction, mais nous pouvons imaginer qu’il change de trajectoire pour des raisons écologiques. Il serait alors question de laver moins régulièrement nos corps et nos vêtements et de réviser les normes actuelles définissant ce qui est « sale » et ce qui est « malodorant ». Quand on fait des projets de design fiction qui imaginent ce genre de récit, il est très probable que cela soit perçu comme un imaginaire négatif, non-souhaitable et que ce scénario soit mis de côté. Or, préserver l’habitabilité de la planète ne peut échapper à une refonte de notre rapport anthropologique à certaines dimensions du monde. Ce n’est pas évident, mais je reste persuadé que l’on peut réinventer notre rapport à la projection dans l’avenir. Pour cela, nous devons nous donner les moyens d’écarter les œillères que l’on porte au quotidien.