L’un des concepts que vous avez développé concerne le recyclage des objets numériques et se rapproche en cela des repair studies. La réparation est-elle indispensable à la transition et donne-t-elle lieu à une nouvelle esthétique ?
J’ai collaboré avec le designer Gauthier Roussilhe sur un projet visant à saisir la manière dont la crise environnementale modifie nos pratiques de conception. Dans ce cadre, nous nous sommes particulièrement intéressé aux impacts environnementaux du numérique et à la manière dont le design, en usant des conditions matérielles du quotidien, sert d’outil de négociation entre les injonctions paradoxales des enjeux planétaire et numériques.Ceci a donné lieu à un article : Nicolas Nova, Gauthier Roussilhe. Du low-tech numérique aux numériques situés. Sciences du Design, Presses Universitaires de France, 2020, n°11 (1), pp.91.
Nous avons proposé l’idée de « numérique situé » pour décrire un design numérique low-tech souvent mal défini. Nous avons donc mené une enquête visant à lister un ensemble de pratiques existantes qui témoignent d’une grande créativité chez toutes sortes d’acteurs, dans des domaines aussi divers que le jeu vidéo, la création de sites web, la conception de machines recyclées ou de médias dits « zombies ».Des objets techniques théoriquement « morts » mais ramenés à la vie pour des usages plus ou moins éloignés de ceux pour lesquels ils ont été conçus. Une expression proposée en 2012 par deux chercheurs en media studies, Garnet Hertz et Jussi Parikka
Il s’avère que le progrès en termes de futur numérique, n’est pas tant une performance technique qu’une capacité à réparer. Le futur du numérique ne réside donc pas selon moi dans la Silicon Valley, mais dans l’ « invention du quotidien ». La durabilité des objets, leur impact énergétique minimum, l’épuisement de matières premières… sont des questions fondamentales pour notre avenir qui impliquent de revoir nos standards et invitent au recyclage, au réemploi, à la récupération. Ils constituent en quelque sorte les signaux faibles d’un rapport différent aux objets techniques, qui pourrait se généraliser demain, pour préserver l’habitabilité de la planète.
Les œuvres de Ernesto Oroza illustrent bien cette idée. L’artiste et designer cubain, chargé de la recherche à l’école d’art et de design de Saint-Etienne, a axé son travail sur le contournement des objets. On peut avoir le sentiment qu’il est difficile de se projeter dans un monde futur, utopique et positif, encore plus particulièrement lorsqu’on vit dans le monde occidental, comme en attestent les mouvements collapsologistes. Or dans de nombreux territoires, les populations ont déjà été confrontées à des situations de crise sociales, économiques, politiques ou environnementales, qu’elles ont surmontées et surmontent encore tout en continuant à imaginer d’autres manières de faire et de vivre ensemble. En émerge une « esthétique de la débrouille ».
Si on regarde du côté des pratiques artistiques, il existe d’autres formes de représentations, moins stéréotypées, moins connues, un peu plus étranges, qui interrogent par exemple le rapport à la saleté ou à la souillure. Anthropologiquement, le rapport à l’hygiène a évolué dans une certaine direction, mais nous pouvons imaginer qu’il change de trajectoire pour des raisons écologiques. Il serait alors question de laver moins régulièrement nos corps et nos vêtements et de réviser les normes actuelles définissant ce qui est « sale » et ce qui est « malodorant ». Quand on fait des projets de design fiction qui imaginent ce genre de récit, il est très probable que cela soit perçu comme un imaginaire négatif, non-souhaitable et que ce scénario soit mis de côté. Or, préserver l’habitabilité de la planète ne peut échapper à une refonte de notre rapport anthropologique à certaines dimensions du monde. Ce n’est pas évident, mais je reste persuadé que l’on peut réinventer notre rapport à la projection dans l’avenir. Pour cela, nous devons nous donner les moyens d’écarter les œillères que l’on porte au quotidien
Le mélange des disciplines est-il nécessaire pour imaginer sortir de notre cadre de pensée ?
Absolument. En tant que socio-anthropologue, le cœur de mon travail réside dans l’articulation des sciences humaines et sociales avec la production académique, en explorant la description et la compréhension de pratiques sociales liées au numérique aujourd’hui, aux usages du smartphone, aux répartitions géographiques liées aux technologies … observations que je mobilise dans un second temps comme données d’entrée du Design Fiction. Ceci permet de comprendre qu’il n’existe pas une seule manière de construire des relations avec les technologies et invite à tenir compte d’une certaine somme de nuances qui peuvent provenir, par exemple, d’enquêtes de terrain. Bien que j’occupe le poste de professeur associé à la Haute École d’art et design à Genève, je ne me qualifierai pas comme designer mais mon rapport au design est lié à la recherche d’une cohérence entre le fond et la forme. C’est cette capacité à observer le monde et à en faire une synthèse créative qui m’interpelle. Je m’intéresse donc davantage aux pratiques sociales et aux esthétiques qu’aux techniques et aux technologies en tant que telles.
Vous explorez ce que l’on appelle le design fiction. De quoi s’agit-il et comment cette pratique du design est-elle née ?
Depuis le début du vingtième siècle, existe l’idée que la création en design n’est pas forcément tournée vers la résolution d’un problème, mais qu’elle cherche aussi à mettre en lumière les enjeux et les conséquences de certains changements : de pensée, d’attitudes, de climats… La nouveauté du Design Fiction, depuis une quinzaine d’années, est de ne pas simplement établir un diagnostic critique, mais de se projeter dans l’avenir au travers de la création de récits prospectifs et d’un répertoire de formes et d’archétypes propres à notre époque.
De multiples façons de le mettre en œuvre existent. Avec notre studio de design Near Futur Laboratory, nous explorons la manière dont l’invention de nouveaux outils influence (et influencera) notre rapport au monde, nos manières d’être ensemble, nos formes de sociabilité, et nous mobilisons le design fiction pour sensibiliser des acteurs du monde de demain, entreprises ou collectivités, à des futurs désirables possibles. Pour cela, il est nécessaire de sortir du cadre des imaginaires communs et enracinés du monde occidental pour explorer d’autres perspectives, telles que celles ouvertes au Mexique ou en Inde.
Il s’agit donc d’imaginer l’avenir, dans le but de reconfigurer le présent et d’enclencher la mise en place de stratégies prospectives destinées à rendre le futur plus habitable.
Mais le design fiction, n’est, pour moi, qu’un objet intermédiaire, servant à susciter une certaine prise de conscience et à générer des discussions, des débats ou des processus de création de produits et de services. En aucun cas, on ne peut s’arrêter à la création de scénarii sans chercher à les appliquer, voire à les dépasser. Ceci exige à la fois du temps et de l’énergie, mais aussi des compétences et une forme d’expertise pour accompagner ces changements.
On a bien vu avec les confinements successifs combien les individus peuvent être inventifs. On a vu émerger toutes sortes de désirs d’un « monde d’après ». On a également remarqué l’inertie et la difficulté à mesurer les effets immédiats d’une action concrète. L’accompagnement d’une fiction, pour qu’elle soit rendue réelle, est fondamental et revient tant au secteur privé qu’au secteur public.