Révolution urbaine
Nous vivons à l’évidence une période de mutation, et non un simple phénomène d’adaptation ou de crise, raison pour laquelle j’ai conceptualisé la notion de Monde avec un M majuscule, en insistant sur le fait que ce que nous vivons n’existait pas il y a 50 ans. Nous sommes engagés dans un processus relativement long bien sûr, séculier au sens où les processus humains sont multi-générationnels, tout ne bascule pas en cinq ou dix ans, même si aujourd’hui les innovations numériques sont plus rapides que jamais. Nous n’avions par exemple ni tablettes ni smartphones au début des années 2000, alors qu’ils bousculent désormais nos cultures et nos modes de vie.
Le mouvement général va se déployer sur un siècle, 1950-2050, avec des phases d’accélérations, et durant ce laps de temps, très bref à l’échelle de l’humanité, nous vivrons une révolution urbaine que certains n’hésitent pas à comparer en importance à la révolution néolithique ou la révolution industrielle, périodes où les modes de vie et l’ensemble des systèmes de références culturelles ont été bouleversés, subvertis, recomposés et réinventés par l’évolution propre des sociétés. Celle que nous vivons frappe par ses effets d’accélération et d’irréversibilité absolument spectaculaires.
Je ne suis pas de ceux qu’obsède l’idée que l’habitation humaine de la Terre soit plus « respectueuse » des environnements « naturels », ou qui pensent que l’on pourra effacer ou annuler la révolution urbaine, ses aspects et ses acquis.
Il y a un certain nombre de phénomènes qui sont désormais durablement inscrits dans les sociétés et les cultures : je ne vois pas comment les individus pourraient renoncer à l’individualisation, à la mobilité où à la télécommunication ; je ne vois pas comment ils pourraient renoncer à l’utilisation d’artefacts techniques, voire prothétiques, de plus en plus nombreux et puissants, ni renoncer à leur aspiration à vivre en meilleure santé. Ceux qui rêvent d’un retour à l’origine – d’une ville réinscrite dans ses bases citadines d’antan, tranquille et apaisée – font erreur, ce sont des réactionnaires, au sens strict du mot. Le véritable enjeu est plutôt d’inventer les cultures qui vont avec cette mutation, car la révolution de l’urbanisation précède la définition de ses nouveaux schémas de pensée et cadres d’intelligibilité intellectuelle, culturelle mais aussi d’action politique. Il me semble que toute activité de réflexion, de science ou de création autour de l’urbain doit partir de là.
Je parle de « révolution » urbaine pour la mettre en relation avec ces grands moments où les sociétés humaines ont installé de nouvelles manières d’habiter la Terre, comme le néolithique, dont le rapport à la production de ressources a été un bouleversement radical. L’anthropocène est d’ailleurs probablement en germe dès ce néolithique, puisqu’il y a déjà intervention dans l’écosystème. Plusieurs milliers d’années avant l’ère chrétienne, en Inde, au Moyen-Orient, un peu dans le sud de l’Europe, les sociétés humaines, dans des conditions très différentes des nôtres, avec des groupes beaucoup plus dispersés mais déjà en communication entre eux, ont installé petit à petit l’élevage et l’agriculture, sortant ainsi définitivement d’un état où les seuls moyens d’assurer sa subsistance étaient liés à la chasse, à la cueillette, à la prédation. Elles sont entrées dans un système où l’accumulation et la reproduction devenaient possible. Ce bouleversement me fait dire que c’est déjà l’anthropocène, avec la capacité de maîtrise par l’être humain de l’écosystème, que c’est déjà de la citadinité – peut-être pas de l’urbain au sens contemporain – mais déjà de la ville.
La révolution industrielle (1750-1850) imposera également une nouvelle manière d’habiter, avec l’apparition du mode de production de la ville industrielle, et aujourd’hui nous assistons à la révolution urbaine. J’essaie de montrer que l’urbain contemporain n’est pas simplement de la ville industrielle en un peu plus grosse, et qu’on ne peut plus l’aborder avec les outils conceptuels de cette époque. L’urbanisme ou l’architecture de la période industrielle n’est plus à la hauteur des enjeux, il faut trouver un langage et des pratiques qui correspondent à cette nouvelle manière d’habiter la Terre. Ce qui est curieux, c’est que cette révolution, nous l’installons, elle ne vient de rien d’autre que de nous, êtres humains sur la Terre, elle n’est pas pilotée de l’extérieur par un petit cercle d’initiés, contrairement à ce que les légendes et lectures rudimentaires veulent nous faire croire. Nous l’installons et à mesure elle nous embarque et nous dépasse, nous courons en permanence après notre propre création. Le premier réflexe est évidemment de tenter d’utiliser les corpus intellectuels, scientifiques et méthodiques dont nous avons hérités pour tenter d’arraisonner cette situation, mais nous voyons bien que cela ne fonctionne plus. C’est pour cette raison qu’il me semble que la seule notion de « ville » n’est plus suffisante pour penser l’urbain contemporain.