Stream : Comme souvent au cours de l’Histoire, nous sentons que nous vivons une nouvelle ère. Mais quels sont à vos yeux les changements principaux qui confirmeraient que nous vivons une réelle « rupture anthropologique » ?
Carlo Ratti : La « rupture » profonde dont vous parlez, celle qui distingue le monde d’aujourd’hui comme une nouvelle ère anthropologique, c’est l’information. À travers les nouvelles technologies qui envahissent l’espace urbain, nous avons développé une capacité non seulement à récolter de l’information, mais aussi à influer sur la ville. Nous avons ainsi formé une sorte de boucle de détection et de déclenchement permettant de réagir et de répondre en temps réel. Nous avons une capacité sans précédent à comprendre et à réagir au monde qui nous entoure, que ce soit par rapport à la nature, à notre environnement bâti ou encore au spectre social et unificateur des réseaux humains.
Open urban data
Stream : Pouvez-vous nous expliquer l’idée de « ville en temps réel » ?
Carlo Ratti : Ce concept repose sur deux modes distincts de recueil de données sur l’espace urbain. Le premier s’appuie sur le déploiement d’un grand nombre de capteurs destinés à récolter un ensemble de données spécifique (par exemple, des capteurs mesurant la qualité de l’air dans une ville) ; le second, appelé « télédétection opportuniste », consiste à utiliser des systèmes ou des appareils existants pour recueillir des données (tels que les téléphones portables ou les réseaux sociaux). L’idée sous-jacente au concept de ville en temps réel est que, pour une source de données choisie, des systèmes analytiques puissent traiter et réagir à l’information en même temps qu’elle est générée. Cet échange continu d’informations nous fournira davantage de données, à nous, planificateurs urbains, ingénieurs, designers, mais aussi, et de façon cruciale, aux citoyens eux-mêmes. La ville en temps réel deviendra alors une plateforme sur laquelle nous pourrons construire des outils permettant de concevoir la ville, de la gérer et d’y vivre de façon plus efficace.
Stream : Nous traversons un ensemble complexe de changements que nous avons parfois du mal à comprendre : quels nouveaux modèles, ou nouveaux outils conceptuels, devons-nous développer pour mieux appréhender ces mutations ?
Carlo Ratti : Je suis d’accord : ces changements sont de plus en plus élaborés et divers. Il y a cependant un modèle qui permet de s’adapter à des situations complexes, et ce modèle existe depuis des centaines de milliers d’années… c’est l’open source. Prenez l’exemple de la biologie : l’évolution est un moyen très perfectionné de parvenir aux meilleures solutions possibles pour faire face à toute situation. Ou, dans le cadre de l’action humaine, prenez le cas de l’architecture vernaculaire : les hommes ont toujours construit des espaces habitables, et après plusieurs générations d’habitats conçus par tâtonnements, la résolution de problèmes architecturaux forme un continuum apportant une réponse structurelle unique adaptée à chaque culture et à chaque environnement local.
De la même façon, grâce à sa nature participative et collaborative, le recours à l’open source – c’est-à-dire à un modèle dans lequel le public est habilité à proposer des éléments de conception pour résoudre un défi complexe – pourrait nous conduire à une meilleure compréhension des « mutations modernes ».