Une ville-réseau
Dans l’Occident moderne, l’image de la circulation continue dans l’organisme identifie le vivant depuis que William Harvey a découvert, en 1628, la circulation continue du sang dans le corps humain : sa continuité garantit la vie, son interruption signifie la mort. La circulation et la figure du cercle deviennent ainsi les référents de la vision de l’organisme : « Harvey, souligne Canguilhem, parvenait à la conclusion que le sang d’un animal est une masse liquide donnée contenue dans un appareil fermé où elle circule, c’est-à-dire se meut en un cercle. »Georges Canguilhem, article « Physiologie » dans L’Encyclopedia Universalis, Paris, 1971. Est là en germe une conception de l’organisme conçue comme totalité organisée par la circulation de multiples fluides dans des réseaux (nerveux, sanguins, lymphatiques…). La ville est vivante par ce qu’elle est un système réticulaire, fait de flux, voies, artères, conduits, tuyaux, carrefours, etc. L’idée que les réseaux font la ville est primordiale, qu’ils soient techniques, sociaux, culturels ou économiques. Si les réseaux techniques s’arrêtent (transports, énergie, communication), la vie en ville s’interrompt aussitôt.
Ce qui fait la ville est ce qui s’y passe : des rencontres, des événements et des actions, favorisés ou suscités par des réseaux socioculturels de toute nature. Italo Calvino : « les villes sont des lieux d’échange, comme l’expliquent tous les livres d’histoire économique, mais ce ne sont pas seulement des échanges de marchandises, ce sont des échanges de mots, de désirs, de souvenirs. » Nous sommes en ville pour habiter, agir et nous rencontrer. Ainsi la métaphore corporelle ou biosphérique de la cité signifie sa « vie » et sa « vitalité » au sens lamarckien du terme. Au début du XIXe siècle, le père de la biologie explique le phénomène de la vie par deux faits : la structure élémentaire tubulaire des corps et la circulation des liquides à l’intérieur de ces tubes. Les deux conditions sont complémentaires et nécessaires : l’existence de « capacités » et la circulation continuelle de fluides à l’intérieur. L’ambivalence de la vie (circulation des flux, le corps fonctionne) et de la mort (panne, le corps cesse de fonctionner) est consubstantielle à cette métaphore et à la notion de « vie » identifiée à des flux dans des « capacités ». Le philosophe Saint-Simon reprend cette définition lamarckienne de la vie pour concevoir la société entière : « L’action des liquides circulant dans la capacité des corps organisés est indispensable pour le développement et l’entretien du phénomène de la vie. »Henri Saint-Simon, Mémoire sur la Science de l’Homme (1813), Œuvres complètes, PUF, « Quadrige », Paris, 2013.
Léon Simon rapporte dans Conversations avec le Père de 1832, que le leader saint-simonien Enfantin lui déclara : « Je conçois le plan d’une ville nouvelle ayant la forme humaine. La tête, c’est le temple de ma ville. Au sommet, serait le corps sacerdotal ; des deux côtés, les savants et les industriels ; au centre, les musiciens, et les autres artistes, je suppose. Les cérémonies du temple achevées, ici, au cou, sont les chemins par où les savants et les industriels se rendent à leurs demeures respectives et à leur lieu de travail. Dans la poitrine, je vois les académies, les universitaires, les maisons d’éducation, tout ce qui se rapporte à l’élaboration et à l’enseignement. Ici, dans le ventre, sont les ateliers de production. Puis ces cuisses, ces jambes, j’y vois des promenades, les Champs-Élysées et le bois de Boulogne. Aux pieds doivent correspondre les salles de danse, les théâtres, les lieux de réjouissance après le travail. »Cité par Henry-René d’Allemagne, Les Saint-simoniens, 1827-1837, Gründ, Paris, 1930.
Dans la foulée saint-simonienne, les métaphores organicistes pour définir la ville se multiplient. Les urbanistes parlent des « artères de la ville », comparent le centre au « cœur de la ville », et les « poumons » de la ville sont ses parcs et espaces verts. Dans les souterrains de la cité, il y a aussi ses entrailles et ses égouts. Dans Le Ventre de Paris, Émile Zola compare ainsi les Halles centrales de la capitale construites sous le second Empire, à son estomac. Le sociologue Yves Stourdzé rapporte ce texte d’Alexis Legrand, concepteur du réseau de chemins de fer français en 1842 : les chemins de fer « portent du centre aux extrémités le mouvement et la vie ; et les extrémités, à leur tour, renvoient au cœur de l’État le mouvement et la vie qu’elles en ont reçues »Yves Stourdzé, Communications et société, IRIS-Université Paris-Dauphine, texte ronéoté, Paris, 1976-78.. Derrière cet imaginaire des réseaux travaille toujours la métaphore des tissus et du vivant.