Les deux échelons de l’Anthropocène

  • Publié le 9 mars 2023
  • François Gemenne

« L’Anthropocène est avant tout un changement de condition de la Terre, mais le fait que nous ayons changé la condition de la Terre implique de fait un changement de la condition humaine. Le message profond de l’Anthropocène, outre sa résonance géologique, est profondément politique: c’est l’idée que l’on ne peut désormais plus concevoir la Terre et le monde comme deux entités indépendantes. » Entretien avec François Gemenne, chercheur en géopolitique, spécialiste des questions géopolitiques de l’environnement et co-auteur de l’Atlas de l’Anthropocène, paru dans le Catalogue de l’exposition Champs-Élysées, Histoires et Perspectives au Pavillon de L’Arsenal en 2020.

L’anthropocène : de la Terre comme objet à sujet politique

Ce qui a provoqué l’Anthropocène et ses transformations est précisément que nous ayons imaginé que rien de ce qui se passait dans le monde n’avait d’incidence sur la Terre. On se rend compte aujourd’hui que ce n’est pas du tout le cas, à tel point que l’on peut maintenant déceler l’empreinte humaine dans les couches sédimentaires de la Terre. La leçon principale repose donc sur cette impossibilité de distinguer la Terre et le monde, qui nous force à repenser nos rapports avec l’environnement, à ne plus concevoir la Terre comme un objet mais bien comme un sujet de politique.

L’Anthropocène nous interpelle également d’un point de vue historique, avec un message profond sur la question des échelles de temps. On sait que l’histoire de la Terre est vieille de plusieurs milliards d’années, et continuera sans doute plusieurs autres milliards d’années. Mais celle de l’homme date de quelques milliers d’années à peine, et s’achèvera probablement dans quelques milliers d’années.
L’Anthropocène est en ce sens la collision de l’histoire de la Terre avec celle des hommes et des femmes qui l’habitent.

Pour moi c’est une sorte d’appel au retour L’Anthropocène est aussi et surtout un message puissant en faveur de l’action politique.
Pour moi, c’est une sorte d’appel au retour du cosmopolitique. On a parfois critiqué – et à raison, c’est une critique qu’il faut entendre – le concept d’Anthropocène en ce qu’il a tendance à mettre tous les humains sur un pied d’égalité dans la responsabilité des transformations, alors que celles-ci sont le fait d’une minorité et que la majorité de l’humanité les subit. La majorité de la population humaine en est victime et pas actrice, mais ce que nous dit l’Anthropocène c’est que nous sommes avant tout habitants de la Terre, bien avant d’être habitants de nos frontières, qu’elles soient géographiques ou générationnelles. Nous sommes tous habitants de Terre au sein d’une époque géologique très singulière, qui est un appel à aller au-delà des frontières.

Tout commence au moment où l’homme se dit qu’il va pouvoir posséder ou dominer la Terre. En ce sens, la naissance de l’Anthropocène coïncide avec celle de la cartographie, ce moment où l’on va se représenter visuellement la Terre comme quelque chose que l’on peut maîtriser et dominer. De ce point de vue, il y a un net progrès au XVII° siècle, où l’on teste notamment de nouveaux types de représentation.
II ne s’agit plus alors de représenter les terres mais la Terre, ce qui fait la grande différence entre un atlas et d’autres types de cartographie; l’atlas cherche à représenter la Terre, tandis que les cartes représentent les terres, comme sources de conquêtes militaires. Mais connaître la date de départ précise n’est pas le principal, car c’est un débat de quelques centaines d’années au regard d’une époque qui durera quelques milliers d’années.

Au fond, l’Anthropocène commence quand on en prend conscience. Si l’on considère ce concept sous un angle politique plus que géologique, alors le début géologique importe peu, ce qui compte c’est le moment de la prise de conscience, et surtout celui où l’on commence à transformer la condition humaine en fonction.

En tant que symbole des temps modernes, même si ce n’est probablement pas le seul, les Champs-Élysées ont certainement une place à part dans cette histoire. Le grand enjeu contemporain est de donner à voir ce qui se passe, ce qui se joue, et si on le fait dans un lieu emblématique, qui est par nature un lieu de passage, mais aussi de contestation sociale – ce n’est d’ailleurs pas pour rien que c’est l’avenue préférée des Gilets jaunes -, cela peut représenter un levier d’action puissant parce qu’on expose littéralement cette réalité. En un sens l’avenue a le même rôle qu’un atlas: donner à voir.

L’Anthropocène implique une rupture, car ce qui définit une nouvelle période géologique c’est la rupture avec la précédente. La question est donc de savoir comment dans un monde de plus en plus urbanisé – ce qui est d’ailleurs l’un des grands marqueurs de cette ère -, comment dans un lieu archiurbain, qui incarne véritablement l’urbain, on crée cette rupture en termes d’architecture, d’organisation de la ville, mais aussi de mode de vie.

Le grand enjeu est de transformer l’Anthropocène en un projet politique dont la matérialisation passe probablement par des expérimentations au niveau local. Les deux grandes dimensions pour la résolution de l’Anthropocène sont l’échelon très local et le global. Les échelons intermédiaires, et en particulier l’échelon national, qui nous obnubile encore, vont s’estomper peu à peu. Si l’on veut aboutir à un grand projet global, il faut pouvoir partir du local en sautant par-dessus l’échelon national. Le grand problème actuel, ce qui nous tire vers l’arrière, c’est que nous restons obnubilés par l’échelon national, il suffit de voir les pages politiques des journaux, notamment en France, où tout est axé autour de l’élection présidentielle, alors que là où le politique va véritablement se jouer à l’avenir c’est bien le local et l’international, au-delà des nations.

Le bas des Champs-Élysées ne représente par exemple que quelques hectares, mais ils sont situés au cœur de Paris, qui fait partie de ces villes globales comme Londres, New York ou Singapour, qui sont devenues des sortes de villes-mondes, mais également au sein d’une avenue qui a intrinsèquement une dimension globale, parce qu’elle est connue dans le monde entier, qu’elle forme une sorte de référence, d’étalon pour nombre d’autres avenues dans le monde. Le nom même de Champs-Élysées nous renvoie au ciel, d’un point de vue mythologique, et en s’ancrant profondément dans ces quelques hectares d’une ville-monde on en arrive ainsi tout de suite à une dimension céleste, globale.

Cartographie de l’Anthropocène

Comparaison entre les prévisions du rapport Meadows de 1972 et les tendances observées en 2000

Le rapport Meadows représente la première étude de modélisation informatique de l’ensemble du système terrestre, alertant sur les limites de la croissance matérielle. Publié en 1972 par des chercheurs du MIT à la demande du Club de Rome, ce rapport prédit un «effondrement » de nos sociétés thermo-industrielles à l’horizon 2100. Comparaison entre les prévisions du rapport Meadows de 1972 et les tendances observées en 2000

Cet «effondrement» s’apparente en effet à la dégradation – sous l’impact des nuisances que leur exploitation et leur production génèrent – des ressources et des produits devenus «indispensables» à nos conditions de vie contemporaines.

Les prédictions de l’accélération des indicateurs sont confirmées trente ans plus tard par la réalité des événements mais laissent supposer que leur «décroissance» puisse également advenir.

Sources: D.M.Meadows, J.Randers, D.L.Meadows, The Limits to Growth: The 30-year Update, Londres, Earthscan, 2004
Document recomposé par l'Atelier de cartographie de Science Po à partir de l'Atlas de l'Anthropocène,
Science Po Les Presses, 2019

Évolution de la population humaine depuis -10 000 avant J.‑C. et projection jusqu’en 2100

La population mondiale a quadruplé à l’échelle d’une vie humaine (90 ans), passant de 2 milliards vers 1930 à 4 milliards en 1970 et passera, selon les prévisions, à 8 milliards en 2020. Outre la croissance de la population mondiale, il est important de prendre en considération la modification de nos modes de vie, entraînée par une technologie de plus en plus énergivore depuis la révolution industrielle, pour expliquer l’influence humaine sur le système Terre.

Sources : HYDE, History Database of the Global Environment, Netherlands Environmental Assessment Agency ; Nations Unies, division Population, World Population Prospects : The 2017 Revision, www.un.org.

Document recomposé par l’Atelier de cartographie de Science Po à partir de l’Atlas de l’Anthropocène, Science Po Les Presses, 2019.

Pour des raisons de lecture, l’axe du temps n’a pas la même échelle sur les pages de gauche et de droite

©FNSP - Sciences Po, Atelier de cartographie, 2019

Indicateurs écologiques et socio-économiques 1800 – 2000

Le concept de l’Anthropocène, dont l’origine est proposée en 1950 par l’International Geosphere-Biosphere Programme, est marqué par la Grande Accélération. L’emballement des indicateurs socio-économiques et leurs répercussions, plus lentes, sur ceux du système écologique, marquent l’entrée dans cette nouvelle ère.

Les indicateurs de la Grande Accélération, publiés pour la première fois par l’International Geosphere-Biosphere Programme (IGBP) en 2004, ont été mis à jour en 2015 par l’IGBP, en partenariat avec le Stockholm Resilience Centre.

Selon le Programme des Nations unies pour le développement, l’humanité serait à présent urbaine à environ 55%, tandis que la Commission européenne estime cette proportion à 85% sur son territoire. Bien qu’il s’agisse de la principale cause de l’Anthropocène, les données de mesure de l’urbanité sont difficiles à déterminer (densité de population, intensité de l’éclairage nocturne, extension géographique des villes, proximité des infrastructures de transport…).

Concassée, la quantité totale de béton et autres matériaux de construction contenus dans les zones urbaines du monde couvrirait plus de la moitié des terres émergées d’une couche épaisse de 10 cm (en gris sur la carte).

À GAUCHE — Source : IGBP, www.igbp.net © FNSP - Sciences Po, Atelier de cartographie, 2019.

À DROITE — Sources : J. Zalasiewicz et al., « Scale and Diversity of the Physical Technosphere: A Geological Perspective », The Anthropocene Review, 2017 © FNSP - Sciences Po, Atelier de cartographie, 2019. 

Documents recomposés par l’Atelier de cartographie de Science Po à partir de l'Atlas de l’Anthropocène, Science Po, Les Presses, 2019

Écarts de températures annuelles sous différentes latitudes, 1880 – 2018

En degré par rapport à la moyenne de la période de référence (1951‑1980). Chaque trait vertical représente une année et sa couleur l’écart par rapport à la moyenne de la période de référence.

Si la température à la surface du globe s’est accrue de 1°C depuis l’époque pré‑industrielle, selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), celle-ci pourrait atteindre le seuil de +2°C d’ici 2050. Mais si l’on considère globalement le climat, les variations régionales de températures ne sont pas prises en compte. Les zones polaires et équatoriales se réchauffent en effet plus rapidement et pourraient atteindre +6°C dans les régions les plus exposées d’ici 2050.

Sources : NASA,
https://climate.nasa.gov

Document recomposé par l’Atelier de cartographie de Science Po à partir de l’Atlas de l’Anthropocène, Science Po Les Presses, 2019

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