L’anthropocène : de la Terre comme objet à sujet politique
Ce qui a provoqué l’Anthropocène et ses transformations est précisément que nous ayons imaginé que rien de ce qui se passait dans le monde n’avait d’incidence sur la Terre. On se rend compte aujourd’hui que ce n’est pas du tout le cas, à tel point que l’on peut maintenant déceler l’empreinte humaine dans les couches sédimentaires de la Terre. La leçon principale repose donc sur cette impossibilité de distinguer la Terre et le monde, qui nous force à repenser nos rapports avec l’environnement, à ne plus concevoir la Terre comme un objet mais bien comme un sujet de politique.
L’Anthropocène nous interpelle également d’un point de vue historique, avec un message profond sur la question des échelles de temps. On sait que l’histoire de la Terre est vieille de plusieurs milliards d’années, et continuera sans doute plusieurs autres milliards d’années. Mais celle de l’homme date de quelques milliers d’années à peine, et s’achèvera probablement dans quelques milliers d’années.
L’Anthropocène est en ce sens la collision de l’histoire de la Terre avec celle des hommes et des femmes qui l’habitent.
Pour moi c’est une sorte d’appel au retour L’Anthropocène est aussi et surtout un message puissant en faveur de l’action politique.
Pour moi, c’est une sorte d’appel au retour du cosmopolitique. On a parfois critiqué – et à raison, c’est une critique qu’il faut entendre – le concept d’Anthropocène en ce qu’il a tendance à mettre tous les humains sur un pied d’égalité dans la responsabilité des transformations, alors que celles-ci sont le fait d’une minorité et que la majorité de l’humanité les subit. La majorité de la population humaine en est victime et pas actrice, mais ce que nous dit l’Anthropocène c’est que nous sommes avant tout habitants de la Terre, bien avant d’être habitants de nos frontières, qu’elles soient géographiques ou générationnelles. Nous sommes tous habitants de Terre au sein d’une époque géologique très singulière, qui est un appel à aller au-delà des frontières.
Tout commence au moment où l’homme se dit qu’il va pouvoir posséder ou dominer la Terre. En ce sens, la naissance de l’Anthropocène coïncide avec celle de la cartographie, ce moment où l’on va se représenter visuellement la Terre comme quelque chose que l’on peut maîtriser et dominer. De ce point de vue, il y a un net progrès au XVII° siècle, où l’on teste notamment de nouveaux types de représentation.
II ne s’agit plus alors de représenter les terres mais la Terre, ce qui fait la grande différence entre un atlas et d’autres types de cartographie; l’atlas cherche à représenter la Terre, tandis que les cartes représentent les terres, comme sources de conquêtes militaires. Mais connaître la date de départ précise n’est pas le principal, car c’est un débat de quelques centaines d’années au regard d’une époque qui durera quelques milliers d’années.
Au fond, l’Anthropocène commence quand on en prend conscience. Si l’on considère ce concept sous un angle politique plus que géologique, alors le début géologique importe peu, ce qui compte c’est le moment de la prise de conscience, et surtout celui où l’on commence à transformer la condition humaine en fonction.
En tant que symbole des temps modernes, même si ce n’est probablement pas le seul, les Champs-Élysées ont certainement une place à part dans cette histoire. Le grand enjeu contemporain est de donner à voir ce qui se passe, ce qui se joue, et si on le fait dans un lieu emblématique, qui est par nature un lieu de passage, mais aussi de contestation sociale – ce n’est d’ailleurs pas pour rien que c’est l’avenue préférée des Gilets jaunes -, cela peut représenter un levier d’action puissant parce qu’on expose littéralement cette réalité. En un sens l’avenue a le même rôle qu’un atlas: donner à voir.
L’Anthropocène implique une rupture, car ce qui définit une nouvelle période géologique c’est la rupture avec la précédente. La question est donc de savoir comment dans un monde de plus en plus urbanisé – ce qui est d’ailleurs l’un des grands marqueurs de cette ère -, comment dans un lieu archiurbain, qui incarne véritablement l’urbain, on crée cette rupture en termes d’architecture, d’organisation de la ville, mais aussi de mode de vie.
Le grand enjeu est de transformer l’Anthropocène en un projet politique dont la matérialisation passe probablement par des expérimentations au niveau local. Les deux grandes dimensions pour la résolution de l’Anthropocène sont l’échelon très local et le global. Les échelons intermédiaires, et en particulier l’échelon national, qui nous obnubile encore, vont s’estomper peu à peu. Si l’on veut aboutir à un grand projet global, il faut pouvoir partir du local en sautant par-dessus l’échelon national. Le grand problème actuel, ce qui nous tire vers l’arrière, c’est que nous restons obnubilés par l’échelon national, il suffit de voir les pages politiques des journaux, notamment en France, où tout est axé autour de l’élection présidentielle, alors que là où le politique va véritablement se jouer à l’avenir c’est bien le local et l’international, au-delà des nations.
Le bas des Champs-Élysées ne représente par exemple que quelques hectares, mais ils sont situés au cœur de Paris, qui fait partie de ces villes globales comme Londres, New York ou Singapour, qui sont devenues des sortes de villes-mondes, mais également au sein d’une avenue qui a intrinsèquement une dimension globale, parce qu’elle est connue dans le monde entier, qu’elle forme une sorte de référence, d’étalon pour nombre d’autres avenues dans le monde. Le nom même de Champs-Élysées nous renvoie au ciel, d’un point de vue mythologique, et en s’ancrant profondément dans ces quelques hectares d’une ville-monde on en arrive ainsi tout de suite à une dimension céleste, globale.