Manipuler le vivant ?
Dans cet entretien, le biologiste cellulaire François Képès nous invite à dépasser les discours manichéens dans le débat sur la manipulation du vivant en se posant prioritairement la question de l’usage.
Michel Blazy est un artiste « dompteur », dont le travail résulte de collaborations avec des escargots, des moustiques, des moisissures ou encore des bactéries. Exposé au Portique (Centre d’art contemporain du Havre) jusqu’au 18 décembre, il interroge au travers de ses œuvres vivantes la temporalité de l’art et les frontières entre vivant et non-viviant, naturel et artificiel.
Extrait de l’article Encourager la matière publié dans STREAM 04 : Les Paradoxes du vivant
Oui, avec ses avantages et ses risques, car les choses peuvent m’échapper, au sens où la domestication ne réussit pas toujours. Il m’est ainsi arrivé d’être complètement dépassé par les insectes, les odeurs ou les moisissures au cours d’expositions… L’idée de domestication est un peu ambiguë, le chien s’étant par exemple probablement rapproché de l’homme par intérêt. Il m’arrive d’ailleurs de me demander qui du chien ou du maître est le véritable propriétaire, surtout en assistant à des scènes où l’animal, assis sur les genoux de son maître, mange dans son assiette, ou lorsqu’ils partagent le même lit. Le chien exerce une vraie pression à l’heure du repas, c’est souvent l’animal qui commande d’être servi. Mais il y a toute sorte de domestication. Certaines relèvent de l’exploitation pure et dure et peuvent être assimilées à une forme de parasitage, conduisant parfois à la mort de l’animal. D’une certaine façon, c’est assez représentatif de l’attitude générale de l’homme vis-à-vis de son environnement.
D’autres formes de domestication relèvent davantage de la symbiose. Les Maasaï incisent légèrement la jugulaire de leurs vaches pour boire leur sang. L’animal reste ainsi en vie, son sang se renouvelle et ils en tirent les protéines et l’eau dont ils ont besoin. Au final la vache est bien traitée, malgré le prélèvement de sang, car les Maasaï ont conscience de ce qu’elle ne pourrait pas supporter. Ils la respectent, la nourrissent, la protègent des prédateurs… Suivre l’une ou l’autre de ces approches relève du choix politique.
À titre personnel, je considère la domestication comme un intérêt bien compris. Dans Lâcher d’escargots sur moquette marron, je me sers de leur bave pour produire une peinture, en échange de quoi je leur offre de la bière, ce dont ils raffolent. Je leur offre de passer un bon moment contre une petite performance, après quoi je les relâche. J’espère que cette domestication n’est pas trop traumatisante.
De même, dans la pièce Table auto-nettoyante, il y a l’idée de la « commensalité »Fait de partager une table, un repas. Les animaux dits « commensaux » se nourrissent des parasites d’un individu hôte, subvenant ainsi à leurs besoins tout en rendant un service d’hygiène, en lien avec celle de domestication. J’y propose un refuge aux fourmis – dans les pieds de la table – ainsi que de la nourriture – les miettes générées par le repas – contre un service de nettoyage. L’intérêt est partagé. Cette pièce met en perspective la question de la cohabitation et de la manière dont il est possible de partager un espace de façon à ce que tout le monde y trouve son compte. Nous nous nourrissons de vivant, qu’il soit animal ou végétal, et sommes donc intimement lié à lui. Le but de tout être vivant est de se conserver et de se perpétuer, de survivre le plus longtemps possible, certes, mais se demander comment composer intelligemment avec les autres vivants n’est pas une question morale, c’est aussi et surtout une question de bon sens.
Dans la pièce Circuit ferméPrésentée dans le cadre de l’événement «le Grand Restaurant» en 2012, l’exposition personnelle de Blazy au Plateau, un des deux espaces d’exposition du Fonds régional d’art contemporain d’Île-de-France., il est aussi question de prédation. Des individus, enfermés dans une pièce vitrée, mangent de la viande et se font piquer par des moustiques. Cela recouvre l’idée de rendre ce que l’on a pris. Tout mon travail est lié à cette relativité de l’être, à l’exploration des notions d’effacement et de non-maîtrise, car le pouvoir que nous nous arrogeons sur le vivant m’interroge. D’autant plus que nous l’exerçons de manière de plus en plus effrayante, alors même que nous ne sommes qu’un maillon de la chaîne des vivants. Notre volonté de protéger la planète est assez symptomatique de cet extrême orgueil : la planète se moque bien des humains, elle a commencé son existence sans nous et la continuera de la même manière. Le vivant n’a absolument pas besoin d’être protégé. L’homme est avant tout dangereux pour lui-même.
Je ne fais pas de distinction entre l’inerte et le vivant, entre les matières organiques et celles qui ne le sont pas. Tout fini par se mélanger dans la nature et c’est bien le problème. Quelle que soit la matière, elle échange avec son environnement et fini par être intégrée à la grande masse planétaire. Bien que le plastique rejeté en mer se désintègre et disparaisse à vue d’œil, les poissons ingèrent ces micro-particules, avant d’être pêchés et cuisinés, de sorte que toutes les matières se confondent. Il n’y a pas de matière qui ne soit pas vivante pour moi. J’ai du mal à comprendre la frontière que l’on place entre l’inerte et l’organique alors que tout n’a de cesse de changer d’état en fonction du temps. C’est comme la vie et la mort, comme le mouvement et la fixité. Les choses sont sans cesse en mouvement autour de nous – la terre qui tourne sur elle-même, un enfant ou une plante qui croît, un micro-organisme qui « chasse » –, mais nous ne nous en apercevons pas forcément. Ce n’est qu’une question de perception, car notre vision des choses est conditionnée par notre échelle de temps. Si nous vivions plus longtemps que les montagnes et que nous percevions leurs mouvements, peut être les considérerions-nous davantage comme vivantes. Je m’intéresse à la lenteur et aux mouvements à la limite de la perception. Ceux dont il faut s’éloigner un certain temps pour les apercevoir.
De la même manière, considérer que mes œuvres se développent ou dégénèrent est une question de point de vue. En 1997, pour une exposition au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, j’avais planté des sacs de lentille, pensant les renouveler une fois que celles-ci seraient mortes. Les lentilles sont effectivement mortes et ont laissé place aux moisissures, aux drosophiles et à leurs araignées prédatrices. Bien que la pièce première ait dégénéré, elle avait engendré dix fois plus de vie que les simples lentilles bien vertes. J’ai donc laissé cette matière apparemment morte en place. La vie se nourrit de mort et au-delà de nos identités particulières, je conçois le vivant comme une seule grosse matière qui se développe, change de forme et se nourrit de sa propre mort.
Les Nouvelles amibes domestiques fait référence à l’acronyme des « nouveaux animaux de compagnie ». Je m’intéresse à la façon de transposer dans une œuvre la relation physique et subjective qu’on peut entretenir avec un animal domestique. Mon sentiment sincère est que le seul intérêt de l’art est de parler à l’intime. J’ai commencé à travailler sur ce sujet de manière assez intuitive, peut-être parce que je ressentais une certaine morbidité dans les expositions ne présentant que les restes d’un geste ou d’une intention. Depuis, je cherche à susciter une émotion devant une chose en train de se passer. Ce qui m’importe et qui donne à mes yeux l’importance d’un moment c’est sa rareté, le fait qu’on se retrouve devant une chose dont on sent bien qu’elle ne va pas durer. Je ne cherche pas seulement à montrer le processus – puisque n’importe quelle œuvre en est le résultat – mais les choses en train de se faire.
Trop de collectionneurs achètent des œuvres motivés par le désir d’appartenir à un groupe et d’être reconnu, ou voient cela comme un moyen de faire un investissement, les œuvres d’art échappant à l’impôt. 90% du marché de l’art se passe en dehors de ce rapport intime à l’œuvre, alors qu’il est le seul qui vaille selon moi. C’est la relation affective qui se tisse entre l’acquéreur et l’œuvre qui m’intéresse, cette petite musique qui vous transporte, qui vous rappelle des souvenirs intimes.
Concernant le devenir physique des amibes, Les amibes sont des organismes unicellulaires présents dans tous les milieux, y compris dans les eaux traitées comme l’eau du robinet, les eaux minérales, l’eau de piscine… Prédatrices, elles sont capables de changer de forme. il ne faut pas oublier que ce sont des organismes dotés d’une bouche par laquelle ils se nourrissent. Mais le devenir de la pièce est laissé au choix du collectionneur, qui peut continuer à les alimenter ou non. S’ils ne sont pas alimentés en eau, ces animaux se mettent en « dormance ». Ils peuvent « reprendre vie » dès que les conditions de leur milieu sont de nouveau réunies.
Quoi qu’il en soit, l’œuvre est vouée à évoluer. J’utilise des colorants alimentaires – semblables aux colorants utilisés en microscopie – pour colorer les amibes présentes dans l’eau. Plus on verse régulièrement des gouttes sur le support de plâtre qui sert d’exosquelette, plus l’auréole colorée révélant l’accumulation locale des amibes sera foncée. En revanche, si on ne fait rien, les colorants sensibles aux UV verront leurs couleurs se faner, rendant compte du passage du temps. Si l’on ne veut pas que la pièce dépérisse, il faudra donc l’alimenter de temps à autre, mais je n’impose pas un protocole de deux repas par jour.