Vers des matériaux actifs et intelligents
Stream : Nous ne nous focalisons pas seulement sur l’architecture, mais nous nous intéressons plus largement aux forces sous-jacentes qui pourraient donner lieu à une révolution dans le monde de l’architecture du futur : c’est ce que nous cherchons à comprendre, voire à anticiper, mais la façon dont l’architecture est organisée ralentit parfois sa capacité à s’adapter à cette révolution en cours. La notion de convergence entre différentes disciplines constitue clairement une composante importante de ce que nous observons. Et il serait utile que vous commenciez par nous expliquer en quoi consiste précisément votre recherche au MIT, au Self-Assembly Lab, et dans le domaine de l’impression 3D et 4D.
Skylar Tibbits : Mes travaux de recherche se composent de deux axes principaux : celui de l’auto-assemblage et celui des matériaux programmables. Au départ, ces travaux ont été initiés dans le cadre d’une bourse de recherche sur la matière programmable proposée par le DARPA, avec l’idée que si l’on peut programmer la matière à différentes échelles et à travers différents domaines, on peut obtenir un changement de forme, un changement de performance, une transformation… À mon avis, l’un des aspects essentiels qui rend notre laboratoire unique tient à l’échelle des applications auxquelles nous nous intéressons. Nous cherchons en effet des moyens d’utiliser l’auto-assemblage et les matériaux programmables pour des applications à échelle industrielle telles que des produits, la fabrication, la construction, et des scénarios à échelle macro.
Comme je le mentionnais plus tôt, une véritable révolution est en cours à beaucoup d’autres échelles et beaucoup de chercheurs s’intéressent à l’auto-assemblage, à la science des matériaux, à la biologie synthétique, à la chimie, etc. L’une des caractéristiques singulières de notre travail est que nous cherchons à développer cela à plus grande échelle et que nous estimons que ces principes peuvent être mis à profit pour une production utile à l’échelle du monde humain. L’idée que nous avons eue, celle qui est à l’origine de l’auto-assemblage, est que certains éléments distincts et indépendants peuvent s’assembler pour former des structures précises, en fonction des interactions entre énergies externe et interne. On peut observer ce phénomène dans beaucoup de domaines différents mais il n’a tout simplement pas été mis à profit à l’échelle humaine, et nous essayons donc de convaincre qu’il pourrait y avoir une application dans le processus de fabrication : vous avez un ensemble de composants et vous souhaitez qu’ils s’assemblent pour obtenir un produit fini.
L’autre aspect majeur de nos recherches concerne les matériaux programmables, ce qui a plus à voir avec la façon dont on interagit avec les matériaux au quotidien. Normalement, les matériaux se présentent sous forme de brins, de feuilles, d’objets coulés, de fibres, etc. L’idée derrière les matériaux programmables, c’est de pouvoir programmer ces matériaux de base pour qu’ils changent de forme ou de comportement, et qu’ils se transforment d’une façon ou d’une autre pour obtenir des produits plus adaptables et réactifs, qui puissent se reconfigurer. Ces deux axes de recherche sont donc relativement proches bien qu’ils concernent des domaines différents, mais toujours à l’échelle macro.
Stream : Qu’est-ce qui rend ces nouveaux axes de recherche possibles ? Quelles sont les découvertes scientifiques majeures qui vous permettent de poursuivre vos recherches dans ce domaine ?
Skylar Tibbits : Je pense qu’il y en a plusieurs. Et c’est une question intéressante parce que si vous regardez seulement six années en arrière, lorsque nous avons reçu cette bourse sur la matière programmable, presque tout le monde la concevait comme une solution de robotique. Et vous pouvez percevoir à quel point les choses ont changé rapidement en discutant avec un grand nombre des personnalités éminentes du domaine : la plupart d’entre elles ont cessé d’envisager les choses du point de vue de notre approche conventionnelle de la robotique et s’intéressent à des opportunités plus directement liées aux matériaux, aux systèmes souples, à la biologie. Je pense qu’il y a plusieurs raisons à cela. Il faut considérer que lorsque vous avez un gros problème à résoudre, mécaniquement ou techniquement, si vous y mettez suffisamment d’argent, de puissance de calcul, de senseurs, etc., vous parvenez en général à surmonter le problème. Je considère donc cela comme la première vague.
Mais ensuite, avec le temps, et avec un peu de chance, la solution devient de plus en plus élégante, solide, économique et extensible. Je considère la possibilité pour les matériaux de changer de forme, de se reconfigurer, de se reprogrammer, etc., comme le moyen de cette transition, et nous allons dorénavant pouvoir utiliser cette possibilité de manière beaucoup plus élégante. Par ailleurs, parmi les éléments qui ont permis cette transition, on compte notamment de nouvelles découvertes dans le domaine de la science des matériaux, ainsi que le développement de l’univers des matériaux « intelligents », qui rend l’auto-assemblage opérationnel comme processus de fabrication. Aujourd’hui, de nombreux matériaux sont en train d’être découverts et produits grâce à l’auto-assemblage.