Philippe Chiambaretta : Tu peux préciser cette notion d’adresse ?
Pierre Huyghe : Il y a des choses qui sont en soi indifférentes, je m’intéresse à ce qui grandit indifférent au regard hystérique nécessaire. L’objet d’art est un objet hystérique, il a besoin du regard pour exister, ce moment c’est l’exposition. C’est pour cela que j’ai travaillé autour de ce rituel, de ces processus dynamiques entre sujet et objet. J’essaie de me tenir à distance de ce mot usuel d’exposition et de le renverser, par exemple exposer quelqu’un à quelque chose. L’exposition est un rituel de séparation, le format du bord. Encore une fois trop adressée, trop fait pour. Je parlerais plus d’apparaissance de choses indifférentes au « pour nous », avec des moments où elles existent, varient hors regard et des moments d’émergences. Pour en revenir au vivant par exemple, Adolf Portman parle d’auto-présentation, d’apparence sans destinataire dans le règne animal. Je ne sais pas comment ça se produit, où ça bascule dans un champ qui serait celui de l’architecture avec ses enjeux politiques, économiques, sociaux, de ce côté-là, je suis relativement plus protégé. Par exemple, ce qui fait que tous les parcs urbains soient si prévisiblement ennuyeux dans leur programmation, c’est qu’ils sont « destinés » à une moyenne. J’ai pensé que le problème venait du public, de plus en plus nombreux, mais plus précisément le problème c’est l’adresse, ce que devrait penser, avoir le public.
Philippe Chiambaretta : Je trouve cela passionnant, et ce sont aussi mes préoccupations permanentes aujourd’hui : ne plus être dans un design, dans une forme finie et donc iconique. Aujourd’hui, c’est tout un système qui amène à ça – c’est ce que nous décrivions dans Stream 1, comment le système d’économie matérielle amène à une production iconique et hystérique d’objets fermés, autoritaires. C’est plus difficile en architecture, tu as raison. Quant à savoir comment on laisse agir une métabolisation du projet… Ce qui est intéressant c’est que je suis arrivé à cette idée-là en discutant avec Jacques Audiard, qui me disait « j’ai un scénario, mais je veux que les participants se l’approprient » et ça devient ce qu’il appelle la métabolisation du film. J’ai l’impression que c’est un désir de notre génération, qui est peut-être une réaction à diverses formes de sur-détermination.
Pierre Huyghe : Oui, l’accès et surtout ce que cela implique est problématique. Un cauchemar où tout doit pouvoir être interprété par tous… Même si nécessaire pour mettre en doute les idéologies, mais quand cela en devient une, c’est difficile. Il y a différentes conditions, culture, milieu, Umwelt, une chose qui dit « ça » change de sens, mais au sein d’un même Umwelt, bleu, ce n’est pas bleu-violet-rose-vert-jaune… Sinon, on tombe dans l’instrumentalisation de l’art qui doit être accessible et dans un populisme.
Éric Troncy : C’est sûr, c’est la double utopie, à la fois très 1970 et très 2000, pour des raisons totalement différentes – 1970 pour des questions idéologiques et 2000 parce qu’il n’était plus question de perdre du temps avec l’idéologie – mais au fond c’est la même utopie.
Pierre Huyghe : Et ça produit une morale…
Philippe Chiambaretta : Peut-être que dans les idées latentes qui sont derrière cette intuition il y a une notion, d’ailleurs très présente en ce moment dans l’architecture, qui est la résilience. Avoir par exemple une ville capable de s’auto-guérir, une autonomie du système à s’autoréguler pour survivre.
Pierre Huyghe : On entre dans le siècle où au mot « réparer » va s’attacher à une morale.
Éric Troncy : « Réparer », en fait, c’est après « racheter ». Pendant longtemps, l’idée était de racheter et d’échanger ce qui était échangeable avec quelque chose d’un peu mieux. « Réparer », évidemment, c’est plus « hard », c’est insidieusement indiscutable. Mais laissons peut-être cela de côté, pour aller voir, comme Philippe le suggérait en introduction, du côté du temps et de l’espace.
Philippe Chiambaretta : Je vois dans tes propositions cette idée de jouer sur le temps, de sortir du format du temps de l’exposition. Tu as commencé à le faire à La documenta, à dire « maintenant j’aimerais bien faire un projet qui s’échelonnerait sur des années », du coup c’est cette idée de la non-détermination à un moment où le système continuerait à évoluer… Nous, on est là-dedans obligatoirement.
Pierre Huyghe : Il y a eu des exemples de longue durée…
Éric Troncy : City, le projet de ville/sculpture de Michael Heizer dans le désert du Nevada, que vous devez connaître, a débuté en 1972… Il se poursuit depuis quarante ans.