Systèmes sous-déterminés

  • Publié le 11 janvier 2017
  • Philippe Chiambaretta
  • 12 minutes

Avec la prise de conscience de notre entrée dans l’ère de l’Anthropocène, qui induit de nouveaux rapports à la nature, la figure du vivant est largement revenue comme une métaphore obsessionnelle. Pour les artistes, il s’agit pourtant moins d’une forme d’inspiration esthétique que d’une occasion de repenser leur travail en déjouant les séparations et simplifications de la culture moderne. Pierre Huyghe évoque ainsi son intérêt pour la complexité du vivant, et la façon dont il cherche à l’intégrer à son travail par la durée, mais aussi ses concepts d’indifférence, de non-adresse et de sous-détermination. Introduire du vivant dans une œuvre revient à accepter une perte de contrôle et créer un possible indéterminé, faire émerger des zones de non-savoir, des conditions spéculatives du vivant.

Pierre Huyghe est un artiste français. Lauréat de nombreux prix, exposé dans les plus prestigieuses institutions culturelles internationales, son travail s’intéresse à la complexité du vivant pour créer les conditions d’émergence d’une œuvre à l’évolution autonome. Éric Troncy est critique d’art et commissaire d’exposition. Il est co-directeur du centre d’art Le Consortium à Dijon. Philippe Chiambarettaest diplômé de l’École des Ponts et Chaussées de Paris et du MIT à Boston. Il est le fondateur et directeur de l’agence PCA-STREAM.

Entretien

Éric Troncy : Pierre, je propose que Philippe commence par évoquer rapidement ses préoccupations, qui lui ont donné l’idée et l’envie de discuter avec toi après avoir vu ton exposition au Centre Pompidou (automne 2013). Vous connaissant tous les deux, je pense que vous avez dans vos disciplines respectives des sujets de réflexion communs.

Philippe Chiambaretta : Pour ce numéro 03 de Stream nous sommes partis d’un constat: l’humanité devient urbaine. Cette explosion urbaine est un phénomène nouveau dans ses proportions, jamais égalées, corrélé à une croissance démographique exponentielle: on sera rapidement plus de 9 milliards d’humains, et on sait bien que cette urbanisation a pour effet de tirer sur les ressources planétaires au-delà de ce qu’elles sont aujourd’hui capables de supporter. Nous le savons depuis 1972 – le rapport Meadows – mais c’est désormais un phénomène reconnu par tous. Les villes vont devenir le lieu où se concentrera le problème et où la solution devra être trouvée. En tant qu’urbanistes/architectes, c’est une considération qui s’impose déjà à nous: il faut comprendre les fondamentaux de ce phénomène, ce qui est en train de profondément changer nos conditions de vie, les outils de représentation du monde, les outils de conception, de modélisation, les changement d’usages, en quoi tout cela affecte notre façon d’habiter le monde.

Tout le monde dit que nous vivons une époque de rupture profonde : c’est plutôt intéressant, plutôt excitant. Il y a ceux qui considèrent que c’est une catastrophe et ceux qui veulent y voir l’opportunité de changer d’ère. Un certain nombre de phénomènes ont été identifié, et quand j’ai visité ton exposition à Pompidou, j’ai trouvé des correspondances assez incroyables avec ces petites découvertes, certaines de ces intuitions qui entrent vraiment en résonance avec ce que j’ai pu voir ou lire de ton travail.

"Streamside day", A score, 2003 © Pierre Huyghe

De l’objet au processus

Une première idée, c’est que nous sommes parvenus à un moment où la science classique, issue du xviie, du cartésianisme, qui travaillait par une simplification du réel, n’est plus capable d’aborder la complexité d’un écosystème par exemple, d’un ensemble environnemental dans lequel les objets interagissent les uns avec les autres. C’est cette idée qu’il y aurait une sorte de rupture épistémologique qui suggèrerait de passer à l’ère de la science complexe. Et cette école de pensée amène à l’idée d’une forme de fusion entre l’environnement et l’homme, c’est la figure de l’Anthropocène.

Pierre Huyghe : Ce mot qui stigmatise désormais plein de choses.

Philippe Chiambaretta : Oui, il faut faire attention… Nous sommes tellement à la recherche de concepts que dès qu’il y a un nouveau mot tout le monde s’en empare, dans ce cas pour signifier que l’action de l’homme nous ferait entrer dans une nouvelle ère géologique. Et il y a en même temps l’apparition d’une métaphore du vivant que nous voyons germer dans les sciences fondamentales, mais aussi dans l’art ou l’architecture, avec l’idée d’urbanisme métabolique…

Pierre Huyghe : Qui revient depuis une quinzaine d’années dans l’architecture, non?

Philippe Chiambaretta : C’est vrai, mais ce qui est intéressant c’est qu’au début c’était plutôt de l’ordre du biomorphisme, du bio-mimétisme: les nouvelles technologies nous permettent de sortir d’une géométrie euclidienne, alors faisons des formes organiques parce qu’on a des outils pour les concevoir et même les construire. Ça ne m’a jamais intéressé parce que je trouve cela un peu littéral.

Pierre Huyghe : Oui, effectivement.

Philippe Chiambaretta : Je pense à des travaux qui s’éloignent aujourd’hui du mimétisme de forme, pour s’intéresser aux process, à la façon dont s’organise la complexité du vivant. C’est quelque chose que je trouve vraiment passionnant. Le deuxième «grand sujet» que j’aimerais partager avec toi concerne l’espace et le temps. Dans notre expérience du quotidien, nous percevons l’évolution de cette relation, due à la fois à la globalisation, à nos déplacements constants et aux technologies numériques. De la complexité à l’espace-temps: tu vois combien ton exposition me semble être en résonance avec ces problématiques…

Éric Troncy : Sans surprise, toutes ces choses sont très familières à Pierre, et peut-être faut-il pour l’instant rester sur ces points-là, qui sont loin d’être des lieux communs lorsqu’appliqués aux arts visuels. J’imagine, Pierre, que cela a sous-tendu une partie de ton travail, dans lequel je vois un point de rupture au moment de la fabrication de The Host and the Cloud. Depuis ce moment-là, la manière dont tu travailles, le processus de réflexion, de compréhension, d’expression et de traduction en expériences des idées a l’air de recouper un peu tout ça, donc restons là-dessus pour l’instant, même si tu as l’air d’être un petit peu rétif à cette idée de l’Anthropocène…

Pierre Huyghe : Je pense que l’on cherche à déjouer les formes de séparation, simplifiantes, et que l’on travaille sur des continuités. Il y a une non-porosité, des catégorisations, un système de pensée entre objet et sujet qui était toujours corrélé, et l’idée aujourd’hui très présente de couper avec ce qui sépare les choses par cette corrélation. Certains systèmes de pensée, même développés – c’est-à-dire pas seulement appris, mais développés par une génération – s’épuisent au bout d’un moment quand ils perdent de leur pertinence comme outil et deviennent signes de pouvoir, idéologiques, pour maintenir des positions, et c’est peut-être ce que j’ai commencé à voir au moment de The Host and the Cloud. Ce qui me semblait auparavant tenir lieu de piliers sur lesquels je pouvais comprendre étaient de nouvelles idéologies, et sont apparus rigides, n’acceptant pas d’être corrompus, c’est-à-dire ne pouvant pas changer. Des figures d’autorité avec des masques d’ouverture. J’ai essayé d’identifier ce qui m’avait permis de penser comme je pense aujourd’hui, de me demander à quoi j’ai été exposé, influencé, affecté, et à les mettre en doute. 

Simplifier pour pouvoir transmettre fait perdre en finesse, précision, complexité. La complexité est faite de contraires, qui ne sont pas expulsés pour pouvoir générer autre chose. Un corps étranger. La simplification est insupportable. En tant qu’artiste, « l’esthétique relationnelle » ou « l’artiste qui fait des films » sont des classifications simplistes qui voudraient catégoriser une façon de faire. Au moment de The Host and the Cloud, pour me tenir à part, il était question d’exorciser ces modèles de pensée, le maître fou de ma condition d’exposé, y compris ceux que j’avais pu, en partie, et avec d’autres, produire et qui s’était figés. Quelque chose devait s’écouler, des écritures devaient s’écouler dans le contingent, être poreux, accepter ses contraires, dépasser sa condition en laissant une série d’opérations s’auto-générer. Entendons-nous : ce n’est pas seulement un système auto génératif qui devient un objet, parce que ça, on le voit arriver depuis quelques années, par exemple dans l’architecture… Nous modélisons des écosystèmes, la façon dont les nuages se déplacent, des oiseaux bougent en bandes… Un ensemble de flux. Et évidemment la modélisation finit par être un outil de design pour produire des bâtiments.

Affaiblir l’intentionnalité

Tout ça est quand même pensé pour, il y a une adresse, un accès, mais surtout pas de rencontre accidentelle. Par exemple, lors de la commande d’un bâtiment, il y a des coûts de production, des politiques et des gens qui vont y habiter, donc une attente énorme. Je ne veux pas bifurquer, mais c’est la question de l’indifférence et de la non-adresse, de la nécessité de la coupure avec ce qui sépare et en tout cas du non-accès. C’est beaucoup plus compliqué pour un architecte que pour un artiste, j’imagine. Quand tu génères un système, est-ce-que tu définis les conditions ou est-ce-que tu définis les relations? The Host and the Cloud n’essaie pas de définir les relations entre des éléments – on en revient à la question de la complexité du vivant, aux processus et non au mimétisme. Par vivant je n’entends pas plantes ou animaux, mais comment la complexité peut être comprise ou incomprise dans une pratique, faisant partie d’autres choses, un bâtiment, une ville, une organisation, etc. La complexité est sans contradiction, elle varie, un corps est influencé, il y a écoulement de sens. La signification s’est écoulée de l’artefact, de l’écriture. Dans cette exposition à Pompidou, avec The Host and the Cloud – mais aussi avec la Documenta, un compost où sont co-présents des entités vivantes et des artéfacts qui sont laissés sans culture – j’essaie d’introduire un possible indéterminé, du vivant. Pour cela il faut baisser l’intensité de l’intention, sinon c’est du design, de la mise en scène, de la chorégraphie, donc écrit, choses que j’ai utilisées de façon critique il y a dix ans, jusqu’au moment où j’ai réalisé qu’en faire la critique ne m’intéressait plus. Je préfère absorber les contraires pour qu’il y ait porosité sémantique. Il n’y a pas de système hiérarchique ou idéologique qui viendrait classifier, ranger, ordonner, simplifier pour que ce soit rassurant, et j’accepte du coup la faiblesse, les accidents, de me tromper, et une certaine perte de contrôle. Mais c’est faire émerger des zones de non-savoir. Dans cela le vivant prend toute sa place.

Éric Troncy : Il me semble que, dans ce cas précis, il s’agit plutôt de déplacer le contrôle à un niveau moins… psychosomatique, on va dire.

Pierre Huyghe : Il ne s’agit pas d’abandonner les choses à la chance, sinon je lance deux idées, elles tombent dans un sens… On sait qu’un coup de dés n’abolira pas le hasard, c’est pour ça qu’il y a hésitation, c’est cette hésitation à jeter les dés qui est importante, l’opération sera toujours la même, toujours aléatoire, elle n’offre qu’une solution, «toute les solutions possibles». En ce moment j’essaie d’affaiblir l’intentionnalité et de me séparer d’une adresse…

"Untilled", 2011-2012 (détail) © Pierre Huyghe

Philippe Chiambaretta : Tu peux préciser cette notion d’adresse ?

Pierre Huyghe : Il y a des choses qui sont en soi indifférentes, je m’intéresse à ce qui grandit indifférent au regard hystérique nécessaire. L’objet d’art est un objet hystérique, il a besoin du regard pour exister, ce moment c’est l’exposition. C’est pour cela que j’ai travaillé autour de ce rituel, de ces processus dynamiques entre sujet et objet. J’essaie de me tenir à distance de ce mot usuel d’exposition et de le renverser, par exemple exposer quelqu’un à quelque chose. L’exposition est un rituel de séparation, le format du bord. Encore une fois trop adressée, trop fait pour. Je parlerais plus d’apparaissance de choses indifférentes au «pour nous», avec des moments où elles existent, varient hors regard et des moments d’émergences. Pour en revenir au vivant par exemple, Adolf Portman parle d’auto-présentation, d’apparence sans destinataire dans le règne animal. Je ne sais pas comment ça se produit, où ça bascule dans un champ qui serait celui de l’architecture avec ses enjeux politiques, économiques, sociaux, de ce côté-là, je suis relativement plus protégé. Par exemple, ce qui fait que tous les parcs urbains soient si prévisiblement ennuyeux dans leur programmation, c’est qu’ils sont «destinés» à une moyenne. J’ai pensé que le problème venait du public, de plus en plus nombreux, mais plus précisément le problème c’est l’adresse, ce que devrait penser, avoir le public.

Philippe Chiambaretta : Je trouve cela passionnant, et ce sont aussi mes préoccupations permanentes aujourd’hui : ne plus être dans un design, dans une forme finie et donc iconique. Aujourd’hui, c’est tout un système qui amène à ça – c’est ce que nous décrivions dans Stream1, comment le système d’économie matérielle amène à une production iconique et hystérique d’objets fermés, autoritaires. C’est plus difficile en architecture, tu as raison. Quant à savoir comment on laisse agir une métabolisation du projet… Ce qui est intéressant c’est que je suis arrivé à cette idée-là en discutant avec Jacques Audiard, qui me disait «j’ai un scénario, mais je veux que les participants se l’approprient» et ça devient ce qu’il appelle la métabolisation du film. J’ai l’impression que c’est un désir de notre génération, qui est peut-être une réaction à diverses formes de sur-détermination.

Pierre Huyghe : Oui, l’accès et surtout ce que cela implique est problématique. Un cauchemar où tout doit pouvoir être interprété par tous… Même si nécessaire pour mettre en doute les idéologies, mais quand cela en devient une, c’est difficile. Il y a différentes conditions, culture, milieu, Umwelt, une chose qui dit «ça» change de sens, mais au sein d’un même Umwelt, bleu, ce n’est pas bleu-violet-rose-vert-jaune… Sinon, on tombe dans l’instrumentalisation de l’art qui doit être accessible et dans un populisme.

Éric Troncy : C’est sûr, c’est la double utopie, à la fois très 1970 et très 2000, pour des raisons totalement différentes – 1970 pour des questions idéologiques et 2000 parce qu’il n’était plus question de perdre du temps avec l’idéologie – mais au fond c’est la même utopie.

Pierre Huyghe : Et ça produit une morale…

Philippe Chiambaretta : Peut-être que dans les idées latentes qui sont derrière cette intuition il y a une notion, d’ailleurs très présente en ce moment dans l’architecture, qui est la résilience. Avoir par exemple une ville capable de s’auto-guérir, une autonomie du système à s’autoréguler pour survivre.

Pierre Huyghe : On entre dans le siècle où au mot «réparer» va s’attacher à une morale.

Éric Troncy : «Réparer», en fait, c’est après «racheter». Pendant longtemps, l’idée était de racheter et d’échanger ce qui était échangeable avec quelque chose d’un peu mieux. «Réparer», évidemment, c’est plus «hard», c’est insidieusement indiscutable. Mais laissons peut-être cela de côté, pour aller voir, comme Philippe le suggérait en introduction, du côté du temps et de l’espace.

Philippe Chiambaretta : Je vois dans tes propositions cette idée de jouer sur le temps, de sortir du format du temps de l’exposition. Tu as commencé à le faire à La documenta, à dire «maintenant j’aimerais bien faire un projet qui s’échelonnerait sur des années», du coup c’est cette idée de la non-détermination à un moment où le système continuerait à évoluer… Nous, on est là-dedans obligatoirement.

Pierre Huyghe : Il y a eu des exemples de longue durée…

Éric Troncy : City, le projet de ville/sculpture de Michael Heizer dans le désert du Nevada, que vous devez connaître, a débuté en 1972… Il se poursuit depuis quarante ans.

Naviguer dans l’indéterminé

Pierre Huyghe : En général, ce type de projets abordent cette question de manière formelle, très structurale, tout à fait respectable, mais ce qui m’intéresserait, si quelque chose se déroulait sur le long terme, ce serait de pouvoir opérer des changements d’intensité dans les organisations, les comportements, dans le vivant, dans les réactions chimiques. Donc moins du coté du monument permanent mais d’un ensemble variant de situations non intentionnelles et continues. Je travaille avec un embryologiste qui s’intéresse aux cellules au moment de leur détermination, c’est en partie un signal, mais cela dépend aussi de la position de cette cellule dans un ensemble, il s’intéresse au passage d’un indéterminé, une cellule naïve, à une cellule attribuée, qui sera partie du nez, de l’œil… Mais il a observé qu’il y avait une possible réversibilité, c’est fascinant, d’une cellule déterminée à une cellule naïve. Il étudie des rats dont 60% du cerveau est constitué de cellules humaines, des rats qui voient en couleur. Ça m’intéresse de travailler avec lui, sur les processus d’influence et d’épigénétique. Donc des systèmes vivants s’auto-générant à la fois contraints et spéculatifs, en tout cas éloignés d’un formalisme biomimétique. Ce qui n’est pas prédictible n’est pas acceptable.

Philippe Chiambaretta : Des écosystèmes…

Pierre Huyghe : Oui, même si je bannis le mot. Je me suis intéressé aux rythmiques d’un ensemble de protagonistes dans un même environnement, un network situé, ou encore à différentes conditions en friction, ou à la rythmique d’émergence de quelque chose. Quelque chose est intéressant dans le fait que ce ne soit plus moi qui expose quelque chose, mais bien cette chose qui s’expose elle-même. Je deviens un commissaire, comme Éric, à la différence que j’aimerais pouvoir définir des conditions spéculatives du vivant, pas faire apparaître et pas seulement pour nous. La force propositionnelle d’une chose. Donc la question du temps est devenue rythmique, pulsation…

Éric Troncy : La manière dont tu en parlais il y a vingt ans n’est certainement pas la même que celle dont tu en parles aujourd’hui…

Pierre Huyghe : C’est ça, j’ai glissé dans cette utilisation du mot «temps» vers quelque chose qui émerge par moment et disparaît.

Philippe Chiambaretta : Tu sors de ton temps d’artiste, qui était celui que tu maîtrisais au travers de l’exposition, avec ce processus de perte de contrôle. Un peu d’effacement et ça devient le temps de l’autre, en l’occurrence de l’animal ou
du vivant…

Pierre Huyghe : Un rythme dans lequel l’animal humain est présent. Je peux autant m’intéresser à l’apparence d’un papillon qu’à une robe de chez Balenciaga, une technique produite pour creuser des tunnels ou à la présence de quelqu’un dans un rituel qui s’appelle exposition. La culture humaine comme extension de la culture animale. Donc je me sens proche d’un oiseau de paradis chantant pour séduire une femelle ou d’une termite quand je produis des artefacts.

Philippe Chiambaretta : Une termite?

Pierre Huyghe : Une termite ou un oiseau de paradis. J’ai le sentiment que j’émets des artefacts selon une certaine rythmique, pour une raison très précise. J’essaie aujourd’hui de m’éloigner d’une façon de penser qui serait mécanique: mon travail ou mes œuvres… Je préfère dire je fais «des choses» je fais «quelque chose» qui émerge ou pas, j’essaie de m’éloigner des habitudes qui amènent à des modes de pensée simplifiés, catégorisés et reliés à une période.

Éric Troncy : Une fois que l’on désolidarise cette exploration de la notion du temps de la question de l’exposition, évidemment ça ouvre des perspectives qui sont bien plus vastes et surtout bien moins scolaires, mais du coup plus difficiles à décrire. Je trouve plutôt «cool» cette idée de «je fais quelque chose». C’est sans doute la façon la plus précise, au fond, de décrire une position dans un système de production, ce qui pourrait être ta position dans le système de production et d’expression qui abrite ces choses que tu fais, peut-être que ce sont des œuvres, peut-être que c’est une pièce, des situations, «  je fais quelque chose  », ce flou-là qui me paraît permettre la coexistence de tous les antagonismes dont tu parlais tout à l’heure, à savoir: une chose et son contraire peuvent exister en même temps et finalement ce n’est pas un facteur de dissuasion mais plutôt une richesse. Le mot de complexité est aujourd’hui un peu compliqué à exprimer, alors disons une richesse. Il a fallu ne plus plaquer la question du temps sur celle de l’exposition. Après, évidemment, il faut avoir envie de se colleter à l’incertain. D’où la nécessité absolue d’avoir, sur le plan presque psychanalytique, fait son deuil de la question autoritaire; ça ne peut pas marcher sans ça.

Pierre Huyghe : Y a-t-il un terme pour dire le moment où l’on accepte l’erreur, l’accident, le doute, des choses non négatives ou contraires. L’exposition « Non Standard »montrait comment l’idéologie moderne avait balayé, pour devenir un modèle, un symptôme de son temps, toute chose qui était corrompue, affectée, déviante… La pensée devait avoir une certaine pureté, pour qu’elle soit transmise, globalisée, colonisatrice. Il me semble plus profitable d’avoir la capacité d’introduire des contraires dans les modèles de construction, de considérer que la chose n’est qu’une étape dans une condition d’exposition. Du coup c’est délicat, parce que cela ressemble à une perte de contrôle dans ce qui est proposé.

Éric Troncy : Tout ça forme une pensée quand même, ça forme une pensée qu’on pourrait presque dire sceptique, alors que l’histoire de l’art a toujours été affaire de convictions. Pour moi une grande révélation de l’exposition du Centre Georges Pompidou, c’est de voir que justement les générations plus récentes de «spectateurs» étaient très à l’aise immédiatement avec cette idée qu’il n’y avait pas de règle du jeu mais que la règle du jeu serait produite par l’ensemble des éléments qui seraient là, de manière non pas aléatoire mais imprévisible, suffisamment organisée certes mais quand même de manière imprévisible et que ça induisait justement une relation et à l’espace et au temps qui était très différente.

Philippe Chiambaretta : J’ai récemment participé à un concours d’urbanisme sur des terrains qui allaient muter dans le temps, sur plusieurs décennies. Il fallait préciser des invariants, des choses stables, mais aussi définir un processus ouvert, malléable. Nous avons proposé un projet complètement évolutif, qui était sous-déterminé, pour reprendre tes mots. Mais une partie du jury était attachée au grand projet, au dessin, on nous a reproché de manquer de vision, de conviction. Aujourd’hui on travaille sur l’évolution des comportements et des besoins, et du coup des process et des procédés de conception. Je pense que notre recherche est plus en amont de la forme, elle est dans la compréhension de nos comportements et la façon dont on conçoit leur évolution. C’est dommage, mais nous avons vraiment pu observer cette difficulté à accepter l’indéterminé dans le processus.

Pierre Huyghe : Oui, il y a une peur, avec l’absence de système rassurant, mais c’est bien la dimension sur laquelle je travaille désormais en acceptant de naviguer dans un certain indéterminé.

(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)

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