Parcellaires hérités
Stream : Quelle définition donneriez-vous de cette réalité physique dont vous parlez ?
Michel Desvigne : Revenons à l’agriculture. Elle est importante, elle occupe encore une très grande partie du territoire, mais économiquement elle ne pèse presque rien, et c’est une agriculture qui a été bouleversée par la mécanisation et les remembrements successifs, dont certains sont encore à l’œuvre. On transforme et recompose sans cesse ce territoire. Il s’agit de quelque chose de physique, ces bouleversements sont visibles d’où que l’on soit. Lorsque nous nous déplaçons, et nous nous déplaçons en permanence – que ce soit en voiture, en train ou en avion – nous voyons ce territoire agricole qui est le produit de politiques ayant conduit à des remembrements. Il ne s’agit pas d’un travail d’agronomes, le territoire agricole n’est plus que très rarement le résultat de pratiques physiques. La propriété des parcelles, ainsi qu’un certain nombre de pratiques techniques (la récolte de l’eau, s’abriter du vent, la protection des animaux…) avaient façonné les territoires agricoles partout dans le monde. Or, depuis les années 1970, les remembrements agricoles sont d’abord réalisés pour des raisons technocratiques : on définit la taille critique d’une exploitation par sa rentabilité et l’on fixe le nombre de personnes à l’hectare en fonction de la mécanisation. Ces territoires agricoles ont ainsi perdu tout lien avec le territoire de l’homme. On constate d’ailleurs beaucoup d’inconvénients techniques : mauvaise protection contre le vent, mauvais drainage, risque d’inondations, etc. Aujourd’hui, on essaie parfois de repenser ces remembrements, mais avec une vision nostalgique, qui pour le coup n’est pas opérante. Ceux qui étudient l’agronomie se divisent aujourd’hui, dit-on, entre les financiers et les nostalgiques, qui cherchent à donner un sens à leur démarche en optant pour la protection de la nature. Il y a une sorte de schizophrénie entre le cynisme financier et l’idée de revenir à un état supposé idéal. Peu d’entre eux semblent en tout cas s’intéresser à la capacité formidable de façonner un territoire pour le futur.
À Saclay, nous travaillons avec l’école d’agronomie, l’INRA (Institut national de la recherche agronomique), des universitaires, et nous tâchons de trouver des solutions expérimentales pour donner une qualité à nos territoires agricoles et périurbains. Mais pour l’instant nos recherches me semblent dérisoires et déconnectées des pratiques, parce qu’une bonne partie de nos contemporains vivent dans un territoire à dominante agricole sans avoir aucune relation physique avec ce territoire. Les remembrements ont en partie éliminé les chemins, derrière les maisons, qui permettaient d’aller dans la campagne, et le mode d’urbanisation par lotissements n’a pas du tout créé de relations entre les vagues vestiges d’un ancien parcellaire agricole et ces nouveaux quartiers, ce qui explique cette situation paradoxale où beaucoup vivent dans la campagne sans avoir la moindre relation avec elle. Encore une fois, il ne s’agit pas d’être nostalgique : notre campagne a été complètement transformée par une suite de remembrements sans vision, sans architecture, sans projets, avec des lotissements qui n’ont souvent été imaginés que par des géomètres et des promoteurs. Nous nous trouvons donc dans une ville sans urbanistes, sans architectes, sans agronomes et peut-être même sans agriculteurs à même de façonner un territoire. Je ne pense pas qu’il y ait un état de référence auquel nous devrions retourner, mais puisque ce paysage agricole a été transformé, pourquoi n’en a-t-on pas profité pour fabriquer de l’espace public ? C’est une question très importante à mon sens.
Dans la ville pavillonnaire, l’espace public est pour ainsi dire inexistant, à l’exception d’une raquette de retournement ou d’un square de temps en temps. Notre société n’a pas construit pour ces villes – qui occupent une grande partie du territoire – d’espace public adéquat. Quand nous faisons un projet aujourd’hui, nous essayons de respecter certaines proportions – 30 % d’espace public, dont 15 % dédiés à la voirie et aux places, et 15 % aux parcs et jardins – mais lorsqu’on se met à mesurer ces villes du XXe siècle, les 30 % n’étaient évidemment pas respectés. Notre génération a vu se développer ce phénomène avec la plus grande impuissance.