La civilisation de la mobilité appelle de nouveaux modes de représentations : les formes-trajets impliquent le temps comme l’espace. Il ne s’agit plus de figurer les choses, mais leur inscription dans les lignes temporelles et leur extension géographique.
La forme-trajet et l’expédition
La forme-trajet en deux dimensions présente les caractéristiques d’une carte géographique : elle produit un espace en transposant des informations sur une surface.
On sait que le temps s’apparente à une succession, et que l’espace se donne, au contraire, comme une simultanéité : or nous vivons des temps où rien ne disparaît plus, où les productions humaines s’accumulent et s’archivent. Le temps devient alors le nouvel espace : on l’arpente comme un territoire.
La forme de l’expédition constitue un modèle : elle fournit un motif (le désir de connaître le monde), un champ historique (l’exploration est inséparable des temps modernes en Occident), une structure (la collecte d’informations dans la mobilité) et un imaginaire.
Explorations artistiques
De fin mars à début 1998, de Los Angeles à Philadelphie via le Grand Canyon, l’Arkansas et le Missouri, Rirkrit Tiravanija, artiste contemporaine d’origine thaïlandaise, accompagnée par cinq de ses étudiants, Jiew, Jeaw, Jieb, Sri et Moo, a traversé les Etats-Unis à bord d’un camping-car, conçu comme un véritable « laboratoire culturel ». Voyage artistique à travers le pays « le plus puissant du monde » et la richesse de ses sites culturels et naturels, ce périple s’avère une véritable exploration des relations et des échanges entre l’Est et l’Ouest comme des contradictions d’un pays aussi fascinant que repoussoir.
Le travail de Melik Ohanian implique « l’expérience de l’exploration, plus que l’image de l’exploration », explique-t-il. Cette mise en jeu de l’aventure s’exprime parfaitement dans « Island of an Island » (1998-2001), une installation en plusieurs temps fonctionnant comme un véritable opéra cognitif, qui s’inaugure avec le récit d’un événement : en 1963, l’île de Surtsey surgit au large des côtes islandaises à la suite d’une éruption volcanique. Melik Ohanian va construire à partir de cet événement géophysique une forme unitaire, connectant entre eux des niveaux de discours et de réalités hétérogènes.
Dans l’espace d’ « Island of an Island » coexistent ainsi un film projeté sur trois écrans différents, montrant des vues d’approche aérienne de l’île volcanique ; au sol, neuf cent ampoules dessinent le tracé d’une plante trouvée sur l’île, dont l’image en pointillés rouges se reflète dans cinq miroirs convexes accrochés au plafond. A l’entrée de la salle, des livres suspendus par des fils, formant ainsi un rideau, sont mis à disposition du visiteur ; le « Island of an Island handbook », compile des extraits d’études scientifiques et des fac-similés de la presse islandaise au moment de l’éruption de 1963. Désynchronisation de l’Histoire : les anecdotes de la presse de l’époque côtoient ici l’analyse scientifique d’un univers à l’état naissant, littéralement préhistorique. Ohanian poursuivra cette investigation des zones désertiques avec « Welcome to Hanksville » (2003), ou « Coming Soon » (2001), œuvres dans lesquelles le monde se donne à voir comme un vaste plateau de tournage, archipel de terrae incognitae au sein desquelles l’art peut développer des scénarios (qui deviennent formes) et des protocoles de connaissance.
Ce texte a été publié dans Stream 01 en 2008.