Vous êtes à la fois entrepreneur, architecte et chercheur en biologie. Une nouvelle forme d’architecture est-elle en train de voir le jour, à la croisée des sciences, des techniques et des arts ?
Nous vivons une période d’évolution des modes de pensée, qui ne se cantonnent plus à la recherche d’inspiration dans le monde artistique par exemple. L’époque est à l’action et celle-ci va puiser ses modèles dans d’autres domaines, s’ouvrant à une multidisciplinarité oubliée depuis bien longtemps. Nous assistons à une transgression des dogmes propres à l’architecture moderne des années 1950-60. Des laboratoires de recherche commencent à se créer dans les agences d’architecture, notamment aux États-Unis, autour de partenariats universitaires, comme en atteste le Media Lab du MIT, orienté vers la recherche appliquée.
L’architecte a toujours été un penseur. Ses recherches concernaient les typologies urbaines ou les performances structurelles, mais l’émergence d’un intérêt pour la matérialité en elle-même est assez novatrice. L’appellation « architecte » glisse d’ailleurs du titre – le bâtisseur d’habitats – au langage courant. Composer avec un matériau – ADN, codes informatiques… – pour inventer de nouvelles formes suffit à se revendiquer « architecte », comme on le voit avec les « genome architects » ou les « data architects ». Si les « alchimistes de matière » deviennent architectes, ces derniers se mettent inversement à manipuler la matière, rôle jusqu’alors réservé aux ingénieurs. Or l’approche d’un architecte envers un matériau est très différente de celle d’un ingénieur, la combinaison des sciences et de l’architecture permettant de mêler esthétique et quête de performance.
À titre personnel, je soutiens l’engagement des architectes dans le rassemblement disciplinaire. Ils ont une grande responsabilité en tant que bâtisseurs des villes de demain, de par leur contribution matérielle, construite, mais également dans la prise de position face aux causes environnementales, humaines et démographiques. Traditionnellement à l’interface de différents corps de métiers, il me semble que le rôle de l’architecte est de transcender la simple création d’une forme inerte pour engager un processus organique de construction.
Vous avez reçu de nombreux prix de l’innovation pour votre travail sur le bois. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ce matériau ?
J’ai fondé Woodoo avec l’idée de développer un nouveau matériau bois haute-performance, imputrescible et plus rigide. Il s’avère que les manipulations moléculaires opérées pour « augmenter » ce bois le rendent translucide, effet subsidiaire qui a participé à la popularité de cette nouvelle matière. En travaillant dans les agences de Sanaa et de Kengo Kuma au Japon, j’ai commencé à m’intéresser à la matérialité et ainsi initié le glissement de mon cursus d’architecte vers la biologie moléculaire et la science des matériaux, que j’ai étudiées à Harvard.
Bien que mon parcours ait été international, j’ai eu à cœur de rentrer en France pour développer Woodoo, car de grands enjeux s’y jouent. 50% du bois qui y est produit chaque année – l’équivalent d’une surface forestière couvrant quatre fois Paris – est inutilisé. La France est la seconde puissance forestière d’Europe et malgré cela la filière bois est largement déficitaire. Notre pays constitue la première puissance européenne en volume de bois sur pied – 2.7 milliards de m3 disponibles – mais n’exploite qu’une infime partie de ses ressources. Le considérable morcellement des forêts selon les propriétés – privées, des collectivités ou étatiques – et l’intérêt industriel porté aux essences résineuses ne représentant que 30% de la surface forestière, amènent le pays à importer du bois, en particulier pour la construction. Paradoxalement, la France exporte son bois sous forme de grumes et l’importe une fois manufacturé, se privant de toute valeur ajoutée.
Or ce matériau, l’un des plus primitif de l’histoire humaine, pourrait bien devenir l’élément de construction du XXIe siècle. La technologie que nous avons développée permet par exemple de valoriser des essences de faible constitution, ouvrant des possibilités entièrement nouvelles. Plus fort, plus économique, plus écoresponsable, il est également le seul à être 100 % renouvelable, sans compter qu’une fois coupé il maintient le dioxyde de carbone enfermé dans sa structure – même s’il cesse de dégager de l’oxygène –, et ne le libère que s’il est brûlé. C’est en bois que sera construite la ville de demain, plus dense et plus respectueuse de l’environnement.
Par quel procédé parvenez-vous à obtenir un bois modifié et quelles avancées en termes de construction cela permet-il ?
Cela fait 420 millions d’années que le génie naturel perfectionne le bois dans une véritable optique d’évolution darwinienne. Sa matrice cellulaire tridimensionnelle a véritablement été micro-ingénieré par la nature, organisation qui se perd totalement dans le bois aggloméré. En m’intéressant au mur de la paroi cellulaire – de la même manière qu’un architecte le ferait de la microarchitecture – j’ai cherché à augmenter sa performance.
En extrayant la lignine du bois massif – macromolécule qui lui confère sa rigidité – et en comblant les 60 à 90 % d’air contenu dans ses microcavités avec de la résine végétale, il est possible de renforcer sa rigidité. Ce procédé ne modifie en rien la géométrie interne du bois, laissant intacte son squelette de cellulose. Une fois la lignine extraite, le procédé de greffe de la résine sur le squelette cristallin de cellulose permet à la lumière de passer et rend le bois translucide. La résine utilisée est un monomère biosourcé, ce qui signifie qu’il est synthétisé à partir d’éléments présents dans la biomasse. Il est par exemple possible de produire des sacs plastiques à partir de maïs ou de pomme de terre grâce à ce procédé de chimie verte. Tout ce que l’économie fossile nous a légué peut être répliqué par la bioéconomie en utilisant le vivant, notamment du végétal ou des bactéries.
Dans une démarche d’économie circulaire, la lignine extraite est réutilisable par voie de méthanisation pour produire de l’énergie verte, par voie pharmaceutique pour produire des médicaments ou encore par voie industrielle pour produire de la fibre de carbone biosourcé (nécessitant des ajouts aromatiques). La lignine peut être assimilée à un collier dont les perles seraient le benzène, le xylène ou le toluène ; ces trois molécules constituent les briques de base de la pétrochimie actuelle, conférant à la lignine toutes les qualités pour devenir un élément majeur de la bioéconomie future.
En quoi la dimension vivante du bois en fait un matériau de construction singulier ?
On dit du bois qu’il est « vivant » car sa forme change avec le temps, donnant la sensation qu’il continue à vivre. Sa porosité est à l’origine de son élasticité et, selon l’hygrométrie, il se contracte et se déforme. Ce matériau est également capable de s’oxyder, ce qui lui donne une couleur grise avec l’âge. Bien qu’il ne soit plus littéralement vivant une fois coupé, le bois continue à évoluer, même s’il cesse de croître et de respirer. Malheureusement, il n’est pas suffisamment employé en France pour la construction. Au contraire des architectures japonaises ou américaines, imprégnées de la culture de l’éphémère ou du nomadisme, l’architecture française, empreinte d’un héritage cartésien, est conçue pour durer. Ce n’est pas un hasard si mon intérêt pour le bois s’est révélé durant mon séjour au Japon. Dans la société nippone, la dégradation des matériaux fait partie du cycle de vie d’un bâtiment ; l’authenticité d’un lieu tient à sa forme et à sa fonction plutôt qu’au matériau d’origine. Certaines pièces des temples sont ainsi reconstruites perpétuellement à l’identique, sans sacralisation de l’original. Cette appréhension de l’architecture comme processus évolutif, qui vit, se dégrade et se régénère à la manière d’un corps vivant me parle bien plus que celle d’un bloc figé et immuable pour l’éternité.
Modifier le vivant est sujet à débat, qu’en est-il du bois ?
La nature possède sa propre logique. L’humain doit établir une alliance avec la nature pour la renforcer dans l’optique de le servir au mieux. Notre avenir repose sur l’intelligence mise en œuvre pour aller plus loin que la nature ne l’a fait pour servir ses propres intérêts. Il n’est pas question d’opposition entre bien et mal, ni même de domination, puisque le bois ne se domestique pas. De plus, la pure nature n’existe plus, en dehors de quelques rares forêts primaires. Puisqu’il nous est décemment impossible de réguler la population, d’autres solutions doivent être envisagées. Nous devons construire en bois pour réduire notre empreinte écologique et construire plus haut pour densifier les centres urbains qui continueront à agglomérer l’économie mondiale. En ce sens je suis plus interventionniste que réductionniste car je ne prône pas un ralentissement de la croissance.
Nous sommes allés trop loin dans la course de la sur-technologie, des hyper-métropoles et de l’intelligence urbaine pour espérer répartir la population sur le territoire et lui imposer de vivre sur des terres, de surcroît agricoles. Je crois à la puissance technologique pour limiter les répercussions de l’impact de l’homme sur son environnement et j’ai l’espoir que les nouveaux matériaux permettront de concilier croissance et bonheur. Nous allons assister à des mutations de l’économie, de la politique et de l’environnement si rapides qu’il faut dès à présent amorcer une réflexion au long cours pour créer l’antidote et le garde-fou de manière simultanée. Si le marché du bois venait à décoller, il nous faudrait – comme pour toute technologie à fort potentiel – adopter un comportement éthique, penser une gestion raisonnée, régénérer intelligemment les stocks et envisager la transition en commençant par des alliances bois/béton…
Cet article a été initalement publié en novembre 2017 dans la revue Stream 04.
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