Le langage des forêts

  • Publié le 17 janvier 2022
  • Eduardo Kohn
  • 8 minutes

L’anthropologue, auteur de Comment pensent les forêts (Zones Sensibles, 2017) revient sur son expérience amazonienne auprès du peuple Runa pour transmettre à nos esprits occidentaux l’idée d’un langage qui puisse dépasser les mots et les symboles. Un langage qui relie les êtres de la forêt, humains et non humains. Un langage que nous aurions perdu…

Selon vous, la pensée et le langage ne seraient pas exclusivement humain. De quelle manière les forêts pourraient y avoir recours également ?

En Occident, notre erreur métaphysique a été de plier toutes les formes de pensée en une seule et même, la pensée humaine. En focalisant notre attention sur cette forme de pensée particulière, nous éludons toutes les autres et reléguons ce qui ne correspond pas à la pensée humaine dans le domaine de la non-pensée. Cette exclusion conduit au dualisme.

La généralisation d’une telle séparation entre l’humain et le reste du monde est problématique. Je prétends pour ma part que, bien que les humains soient effectivement différents – en grande partie parce que nous pensons différemment –, cette différence ne doit pas masquer l’existence d’une continuité et d’une unité fondamentale.

Je m’attache moins aux détails de la communication – le fait de savoir si elle a lieu via des phéromones ou des cris – qu’à l’idée générale que lorsqu’un organisme représente son environnement d’une façon particulière pour la génération qui le suit, il s’agit d’une pensée. La forme des cils d’une paramécieOrganisme eucaryote unicellulaire. représente par exemple quelque chose au sujet de l’eau à travers de laquelle elle se meut ; ils saisissent des informations, formant une pensée transmissible à la génération suivante. C’est à ce niveau primaire que la pensée et la vie sont la même chose, et sur cette base reposent les formes plus complexes de communication, tant humaines que non humaines.

Nous imaginons les immersions anthropologiques comme des plongées dans des mondes exclusivement humains, mais il se trouve que j’ai travaillé en Amazonie dans un endroit où les gens vivent dans la plus grande intimité avec un grand nombre d’êtres, et pas seulement humains. Ils restent très soucieux des humains, bien sûr, mais vivent dans un écosystème particulièrement complexe et intense qu’ils doivent être en mesure de comprendre. Ils utilisent certains des éléments de leur milieu pour s’alimenter – par la chasse, la cueillette, la pêche et le jardinage – ce qui les force à devenir très réceptifs à ce monde de la forêt qui les abrite. Pour cela, ils ont été amenés à comprendre les relations écologiques à l’intérieur de ce monde comme des relations de communication.

Mon immersion ethnographique m’a permis de comprendre qu’une grande partie des actions menées par les Runa consistait à communiquer avec les êtres de ce monde-là ou bien à communiquer comme eux. J’ai ainsi cherché à comprendre ce qui se passe lorsque les Runa entendent un certain cri d’oiseau dans la forêt, et notamment à en connaître leur interprétation. Il ne s’agissait pas simplement de s’asseoir et de poser des questions, mais d’entrer en interaction avec leurs gestes quotidiens : lorsque des oiseaux nous survolaient, j’écoutais leurs cris et j’observais la réaction des Runa, cherchant à comprendre l’interprétation qu’ils en faisaient. Tout le monde n’interprétant pas ces appels de la même manière, cela se répercutait dans leur propos, ce que je pouvais soigneusement retranscrire.

L’archétype même du symbole est le mot, tel qu’il est exprimé dans le langage humain. Mais le dialecte quichua que parle le peuple avec lequel j’ai vécu a ceci d’intéressant qu’il possède toute une classe lexicale qui n’est pas constituée de symboles à proprement parler et qui met en jeu un ensemble de mots qui sont de l’ordre de l’imitatif. Plutôt que de chercher à saisir les choses de la forêt, ces mots reflètent ce qu’Anna Tsing qualifierait de happenings, d’unfoldings et d’« événements ». Ils simulent la qualité particulière d’actions temporelles ayant lieu dans la forêt en les dépeignant sous la forme d’« images sonores », si je puis m’exprimer ainsi. Il existe donc en quichua des « mots imitatifs » – ces images sonores – tels que tsupu, mimant le bruit d’un objet entrant dans l’eau, ou tyas, qui imite celui d’une machette, ou encore teeeye, faisant allusion au tir d’un fusil de chasse. De par leur « ressemblance » aux choses qu’ils représentent, ces énoncés possèdent une réelle signification, bien qu’ils se situent au-delà du langage. Quand je prononce teeeye, c’est comme si de la grenaille partait de l’intérieur du canon d’un fusil de chasse et sortait de la « bouche » de l’arme à feu. De cette façon, le quichua saisit une « ressemblance » de la forêt en général, ces groupes de mots constituant eux-mêmes une « ressemblance » du type de pensée qui a lieu dans la forêt, incarnant l’image de la pensée sylvestre.

© Eduardo Kohn, Amazonian Forest, 2017

Le mal de notre époque, est-ce d’avoir perdu cette communication aux autres soi, pour ne pas dire choses ?

Dans les forêts denses comme celle de la région amazonienne de l’Équateur, la pensée sylvestre se déploie à un degré tel et avec tant d’abondance que ses propriétés deviennent incontournables. Dans une forêt, vous ne pouvez faire autrement que penser comme une forêt, et cela peut nous guider, nous inspirer à une époque où nous perdons le sens de cette pensée sylvestre nourricière.

Nous devenons des esprits « trop humains », séparés de ce que nous semblons incapables de considérer comme autre chose que de la simple « matière ».

Que nous nous séparions du reste du monde a des conséquences désastreuses, c’est un fait ontologique, et l’Anthropocène nous en alerte. Quand nous simplifions à l’extrême des écosystèmes pour notre profit exclusif, que nous créons des mondes où nous n’avons même pas besoin de comprendre où vont nos poubelles, où nous sommes complètement déconnectés de toutes les répercussions écologiques de nos actions, cela pose un problème. Avec le prisme théorique adéquat, nous pourrions réaliser que nous ne sommes pas réellement séparés du monde, mais le clivage est de plus en plus marqué et cela représente un véritable danger.

Il me paraît essentiel d’insister sur les propriétés ontologiques des symboles, car ils créent des séparations. Ce n’est pas une erreur, mais une manière d’être. Bien sûr, les symboles ne sont jamais complètement séparés des mondes dont ils sont issus et auxquels ils se réfèrent, raison pour laquelle je dis : « Au lieu de poursuivre les recherches théoriques sur la séparation, faisons un travail conceptuel sur les connexions. »

Nous devons avoir conscience des connexions et pas seulement des différences. Le danger que fait courir une « ontologie plate » est qu’elle propose de mettre les humains et les non-humains sur le même plan Si l’on dit en substance que tout est pareil, alors comment explorer et potentialiser différentes sortes de propriétés ontologiques ?

L’exploration ontologique à laquelle je m’emploie, en tentant d’expliquer « comment » les forêts pensent, est un outil puissant mais également dangereux et limité. Comme tout anthropologue, je me situe nécessairement en désaccord avec les autochtones avec lesquels je travaille, car selon mon référentiel, il est parfaitement impossible que les pierres puissent être vivantes. Pourtant, les pierres sont bel et bien vivantes pour les Runa, et d’ailleurs, quand je prends des substances psychédéliques avec eux – notamment de l’ayahuasca –, je saisis alors le côté animé des pierres. C’est une tension avec laquelle je dois composer.

Je ne souhaite pas esquiver le travail conceptuel productif que je suis en train de mener avec la pensée sylvestre, mais je ne suis que trop au courant que cela pourrait fermer la porte à certaines possibilités. Mon espoir est que la pensée sylvestre finira par me suggérer le concept émergent qui me permettra un jour de faire sens de tout cela.

© Eduardo Kohn, Amazonian Forest, 2017

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