Vous considérez la forêt comme un système dynamique vivant, dont les individus interagissent et communiquent. Est-il envisageable de recréer cela artificiellement, au travers de « forêts urbaines » par exemple ?
Dans les années 1990, déjà, un collègue sud-africain du nom de Van Hoven disait à l’université de Pretoria que les arbres « se parlaient ». Il avait découvert que les feuilles d’acacias, lorsqu’elles étaient arrachées par les mâchoires d’une gazelle, dégageaient de l’éthylène. Une transformation biochimique fulgurante qui rend la plante toxique en vingt secondes et se propage avec le vent, prévenant les acacias voisins afin que ceux-ci mettent en place un système de défense et sécrètent préventivement les substances toxiques. Les animaux déjouent d’ailleurs ce mode de communication en remontant le vent, les chasseurs en savane le savent bien.
Il existe une multitude d’autres exemples. En Espagne, des collègues ont récemment publié des images impressionnantes de paysages forestiers calcinés.
Tout est noir, tout est mort, sauf les cyprès communs. Ils ont découvert que le vent qui arrive avant le feu, bien qu’inoffensif à soixante degrés, prévient le cyprès de la venue imminente de l’incendie. À ce signal, le cyprès dégaze en envoyant dans l’atmosphère les alcools, les terpènes, les toluènes, les hydrocarbures… toutes les substances inflammables qu’il contient, de sorte qu’à l’arrivée du feu, il ne ressemble plus qu’à un gros sac d’eau et ne brûle pas. Les molécules volatiles libérées sont elles-mêmes charriées par le vent comme un signal auprès d’autres cyprès, encore plus éloignés du feu, qui se mettent à dégazer alors même que le vent annonciateur, réchauffé par l’incendie, ne les a pas encore atteints. Un vaste périmètre de cyprès est ainsi préparé à affronter le feu et à assurer sa survie grâce à des relais messagers.
D’autres modes de communication entre les arbres existent encore, notamment par le sous-sol, à l’aide de champignons symbiotiques, les mycorhizes, qui relient les arbres de façon continue sur des dizaines de mètres et jouent un rôle de vecteur d’information. À l’université de Florence, des chercheurs explorent une nouvelle piste, celle du craquement. En poussant, l’arbre émet un bruit à peine perceptible, car les membranes des cellules qui le composent se frottent les unes aux autres. Le bruit est spécifique à chaque espèce, c’est-à-dire que le frottement des cellules d’un pin se distingue du frottement de celles d’un chêne. Les arbres seraient ainsi capables d’identifier leurs voisins. De façon générale, la communication entre les arbres est devenue un vaste domaine de recherche.
Alors en effet, la conscience de l’importance d’un retour de la nature en ville amène aujourd’hui les politiques à beaucoup parler de « forêts urbaines » et de la méthode MiyawakiLa méthode Miyawaki consiste à recréer la végétation naturelle potentielle d’un site au travers d’indices contenus dans le sol. Les graines des essences autochtones identifiées sont élevées en pépinières dans des conditions d’acclimatation proches du futur environnement et plantées extrêmement densément sur site, de manière aléatoire, pour favoriser les processus de sélection et de coopération observés à l’état naturel. Après trois ans, la forêt est entièrement autonome et n’a plus besoin d’entretien.. C’est une très bonne chose, mais ce qui me gêne c’est qu’il ne s’agit pas vraiment de forêts, ce sont plutôt des plantations. Les surfaces concernées sont bien trop petites, et les arbres y sont plantés artificiellement. Pour faire une forêt, il faut beaucoup d’espèces poussant spontanément. Là, avant de planter un arbre, on coupe ses racines et on les trempe dans de la boue mélangée à du fumier pour les protéger. On appelle cela le « pralinage ». Pas étonnant que les pauvres petits arbres aient du mal à reprendre ou meurent en si grand nombre. On leur a coupé les membres et plongé ce qu’il en restait dans de la merde… Je le répète, planter des arbres ne donne pas naissance à une forêt, mais à une plantation. Personnellement, je n’ai rien contre : si l’on a des besoins en bois, elles permettent d’en produire. Mais les « plantations urbaines » ne sont pas faites pour être exploitées, leur principale vocation reste d’agrémenter l’existence des habitants, et je suis totalement en accord avec cela. Dans ce cas, remettons des arbres caducs en ville, pour que les gens profitent du défilement des saisons, pas des palmiers dont les feuilles ne tombent pas, ou des trucs en plastique comme ils font parfois.
Comment agir pour améliorer cette place de l’arbre en ville ? En encourageant une meilleure connaissance de leur nature et de leur intelligence ?
J’ai le privilège de vivre entouré de beaucoup de nature, mais il m’est arrivé de voir des villes sans arbres, notamment dans les pays chauds, et c’est vraiment une image de l’enfer. Il est donc clair qu’il faut augmenter la place des arbres en ville, mais tout reste à inventer de ce point de vue. Aujourd’hui encore, n’importe qui peut couper un arbre sans rien demander à personne. Les maires sont épouvantables dans ce domaine. Si un arbre les gêne, ils le font abattre sous prétexte qu’il est malade. Mais il faut bien comprendre que ce sont les arbres qu’on élague qui deviennent potentiellement dangereux. L’élagage coupe des tissus vivants, ce qui forme des points d’entrée pour les pathogènes et parasites. Au bout de quelques années, l’arbre tombe malade. Évidemment, puisqu’on l’a fragilisé en l’élaguant ! Ce ne sont donc pas juste les arbres en eux-mêmes, il y a aussi des manières de planter qui sont meilleures que d’autres, ce que j’ai essayé d’expliquer dans le petit livre Du bon usage des arbres, un plaidoyer à l’attention des élus et des énarques.
Une autre chose fondamentale est de penser l’arbre comme préalable à l’urbanisation. Il faudrait planter les arbres avant de construire les bâtiments, plutôt que l’inverse. Washington s’est édifiée autour de ses arbres, certains quartiers de Berlin aussi. Si l’on plante les arbres uniquement dans les espaces interstitiels des immeubles, comme on l’observe aujourd’hui, cela ne fonctionne pas. On plante de jeunes arbres près des façades, sans anticiper leur développement futur. Au bout de quelques années, l’arbre se déploie, occupe l’espace, lèche les fenêtres, entrave le passage des camions et on finit par l’élaguer. Il tombe alors malade ou devient dangereux, on le coupe, et ainsi de suite…
Le principal problème reste que les politiques n’ont pas entendu un seul mot d’écologie durant leur cursus. Ils comprennent mal le fonctionnement des arbres. Mais comment voulez-vous qu’ils inventent ? Il est trop tard une fois qu’ils sont en poste. C’est au plus jeune âge que l’on se sensibilise à l’écologie profonde, après on ne peut faire que semblant. Pour véritablement changer nos habitudes, la seule solution est donc l’enseignement, et le plus tôt possible. On ne parlait pas d’écologie dans mon enfance, mais de sciences naturelles. Ce n’était pas parfait, mais quand je compare à ce qu’ont les gamins maintenant, je me dis que j’ai eu beaucoup de chance. Pourquoi a-t-on laissé tomber ce savoir au moment même où l’écologie devenait critique pour la vie humaine ?
Si je devais inventer un programme d’enseignement, je n’appuierais pas sur la zoologie. Les enfants sont déjà fascinés par les animaux, nul besoin d’attirer leur attention dessus. Ma petite fille n’a d’yeux pour un chêne que lorsqu’elle y voit passer un écureuil. En revanche, semer une graine et suivre la croissance d’une jeune pousse, c’est quelque chose que l’on ne peut pas oublier. C’est pour moi la base de l’écologie. Ensuite, je m’attaquerais à notre principal défaut : croire que nous sommes chargés de la nature. C’est encore la philosophie enseignée dans les écoles forestières : nous connaissons beaucoup mieux les mécanismes naturels que la nature elle-même, raison pour laquelle il nous revient
la charge de nous occuper d’elle, sinon elle dépérirait. Se débarrasser de l’anthropocentrisme ne diminuerait en rien l’être humain. Au contraire, cela l’« augmenterait » et lui permettrait de trouver, enfin, sa vraie place dans la nature.
Il faut impérativement dépasser cette méconnaissance des arbres, qui est aussi due à la partition des savoirs. La LPO s’occupe des oiseaux, la Société botanique de France s’occupe des petites herbacées, il y a des spécialistes des papillons, des coccinelles ou des vers de terre… De ce point de vue, l’avantage de mon travail sur la forêt primaire c’est qu’elle est fédératrice. Tout y est entremêlé et tout y est important. Il faut adopter une vision moins pointilliste, moins sectorisée par entreprises écologiques.