Cher Pierre Huyghe,
Tu es parti en expédition depuis le début du mois de mars, jusqu’en juin, dans le but de réunir des informations et d’expérimenter un mode d’exploration : il s’agit à la fois de collecter des données et d’inventer le mode cognitif qui viendra les formater. Le lieu que tu as choisi n’est ni vraiment rural, ni vraiment urbain : il s’agit de la côte Est des États-Unis, mais cela importe peu, du moins pour l’instant.
Je crois que pour comprendre ta méthodologie et ton ambition, il faut remonter un peu en arrière, jusqu’au moment où tu as fondé l’Association des Temps Libérés, pour l’exposition Moral Maze organisée par Liam Gillick et Philippe Parreno : « Une exposition de groupe n’est-elle pas aussi une nouvelle forme d’association ? » Les
« temps libérés », par opposition aux « temps sociaux », questionnent la façon dont est aménagé ce « loisir » pendant lequel nous sommes censés ne rien faire. Lorsqu’on est amené à se présenter, on décline son identité professionnelle ; il y aurait bien d’autres possibilités, mais elles sont en attente d’une définition claire.
Cela dit, la question cruciale que tu posais était : « est-ce que
mon travail est de même nature que le type d’activités que propose une entreprise de divertissement ? Est-il possible de créer une différence, de concevoir un temps libre comme un temps de réflexion et de construction de soi ? »
Quelques années plus tard, ton Expédition scintillante reprend cette problématique sur le plan de la connaissance : est-ce qu’il est possible de produire du savoir sur l’espace contemporain sans que
ce savoir ne s’inscrive dans les catégories disciplinaires existantes ? Est-ce que le découpage actuel des savoirs génère des limites, au-delà desquelles un autre type de connaissance serait possible ?
Quand on revient de voyage, on prétend souvent avoir « appris » quelque chose, mais ce savoir empirique est à la connaissance ce que le temps de loisir est au travail : un reste. Ton expédition, me semble- t-il, a pour but de « libérer » le mode cognitif de ses déterminations
« professionnelles ».
Je te paraphrase : « l’art est-il un aspect mineur de l’industrie du savoir, ou vise-t-il à produire autre chose ? » Un épistémologue, Bruno Latour, a accompagné une équipe de scientifiques en Amazonie : des botanistes, des podologues, des géologues… Chacun analysait la jungle à l’aide de ses outils de prédilection,
et Bruno Latour composait la synthèse, en se demandant in fine ce que l’on peut savoir d’une forêt. Mais ne pourrait-on pas aller encore plus loin, en dépassant l’addition des disciplines ?
L’art comme effet multiplicateur, ou diviseur.