Archipels et désynchronisation
La dimension portative des données nationales est devenue plus importante en ce début de XXIe siècle que leur réalité locale. On emporte sa culture avec soi, fragments d’identité, débris nostalgiques ou affirmations de soi, quand on ne se relie pas au sol d’origine par le biais d’internet ou des paraboles. Les artistes en font de même : chargé des éléments culturels qu’il ou elle aura choisi, l’artiste les rebranche sur les territoires que sa pratique arpente – il s’agit d’opérer les bonnes connections, de fabriquer des circuits et des circulations, davantage que de défendre un territoire formel. Il est devenu sémionaute, inventeur de parcours parmi les signes. Notre espace culturel est devenu archipélique, dans le sens où il n’est plus d’un seul tenant.
Il se constitue de minuscules entités dont l’interconnection seule produit du sens, et de la forme. Là où l’esthétique moderniste (et postmoderne) propose des espaces-temps cohérents et des surfaces pleines, l’art d’aujourd’hui suggère des parcours et des temps désynchronisés. Où commence une installation de Jason Rhoades, et comment l’embrasser d’un seul regard ? il faut déambuler. Par quel bout appréhender un projet de Pierre Huyghe tel que la comédie musicale « A Journey That Wasn’t » (2005), qui ne se lit qu’à travers des pièces antérieures ou postérieures, tel un ruban qui n’en finirait pas de défiler ?
La culture archipélisée génère des œuvres-courants, des streams formels qui se lisent d’une manière chaotique davantage qu’ils ne s’appréhendent selon les codes visuels modernistes : what you see is not what you get, pour paraphraser la célèbre expression de Frank Stella. Les travaux de Mike Kelley, Jason Rhoades, Tomoko Takahashi, Thomas Hirschhorn, Sarah Sze et bien d’autres ne sont pas réductibles à l’espace embrassé par le regard : ils appellent une circulation, une manipulation ou une immersion. Bruce Chatwin, dans « Le Chant des Pistes », évoque le walkabout, un voyage rituel par lequel l’aborigène marche dans les pas de son ancêtre, et « chante le pays » tout en le parcourant : chaque strophe recréant la création du monde, puisque les ancêtres ont créé le monde et nommé les choses par le chant. Les aborigènes ne concevaient pas le territoire comme un morceau de terre délimité par des frontières, écrit-il, mais plutôt comme un réseau de “lignes” et de voies de communication entrecroisées. Tous les mots que nous utilisons pour dire “pays”, dit-il, sont les mêmes que les mots pour “lignes.” (…) Ce que les blancs avaient l’habitude d’appeler le walkabout, le “voyage à travers le pays”, était en pratique une sorte de bourse-télégraphe de brousse, qui permettait de faire circuler des messages entre des gens qui ne se voyaient jamais et qui pouvaient mutuellement ignorer leur existence. « Le Chant des pistes », in Bruce Chatwin, « Œuvres complètes », éd. Grasset N’est-ce pas là l’image de la création contemporaine ?
Cet article a été publié dans Stream 01 en 2008.