Révéler d’autres présences

  • Publié le 18 novembre 2017
  • Ariane Michel

Désanthropiser nos visions du monde est à ce point au cœur des réflexions de l’art contemporain le plus significatif que ce décentrement semble être devenu son rôle et sa mission première. Par ses films et installations, l’artiste Ariane Michel invite à se relocaliser, à sortir de soi pour modifier nos perceptions et arpenter le monde en étant autre. Elle a notamment recours dans ses pièces à des bêtes, des végétaux, des pierres ou à la force des éléments, de façon à créer autant de nouveaux centre du monde et de possibilités perceptives. Avec les outils du cinéma et l’implication du vivant, elle incarne artistiquement et de façon immersive une désanthropisation du monde qui manipule la perception du temps et déplace les points de vue en impliquant le spectateur dans de nouvelles relations. Bouleversant nos imaginaires, elle nous invite à recomposer le monde en nous y replaçant comme élément parmi d’autres.

Les membres fantômes des Hommes

Votre œuvre opère souvent une « sortie de corps » invitant le public à en intégrer un autre, étranger. On se met ainsi à habiter l’enveloppe d’un morse, d’un hibou, d’une araignée, d’une mite, mais aussi d’un rocher ou d’une rive. Quelle est la genèse de cette démarche ?

Je crois que j’ai toujours vécu avec la sensation violente que nous, êtres humains et urbains d’Europe, vivions dans une définition inadéquate de nous-mêmes. Qu’une bulle de rationalité nous isolait du reste du vivant par des voix multiples (religieuses, philosophiques,…), et que malgré tout le pouvoir que notre particularité d’être rationnels avait semblé nous offrir, nous nous trouvions paradoxalement infirmes. Abstraits du reste du vivant, des racines nous manquaient. Non pas des lieux d’origine, mais des systèmes capillaires, des enchevêtrements et des continuités, des ramifications partagées avec les lieux, les choses et les êtres. Des membres fantômes qui s’agitaient dans le noir et que je me suis en quelque sorte proposée de faire repousser.

Intuitivement d’abord, puis de manière de plus en plus précise, j’ai entrepris une série de travaux qui permettaient d’approcher d’autres « centres du monde » pour s’y projeter et tisser, à partir de tous ces lieux qui ne sont pas nous, une sorte de toile de réalité polycentrée et partagée.

Ariane Michel, Sur la Terre, 2006, vidéo

Le point de vue des autres vivants

Ce que je pourrais nommer « ma première œuvre » de ce point de vue correspond à la première fois où j’ai été confrontée au besoin de recréer un lien entre un spectateur et un paysage pour lui faire ressentir l’étrangeté qui y régnait après de fortes inondations. Ce jour-là, un chien qui m’accompagnait, mi-loup mi-griffon, a surgi dans le cadre et j’ai eu besoin de lui pour plonger le spectateur dans le film et recréer l’endroit autour de lui en modifiant sa perception. Loup-errant, ce personnage de cinéma était minimal et absolu : un véhicule pour le corps à intégrer par la pensée, qui permettait d’arpenter l’endroit à l’écoute, l’oreille dressée, en quelque sorte à quatre pattes, et de sentir la présence des choses. Un outil privilégié de relocalisation de soi qui avait ouvert un champ immense : on pouvait arpenter le monde en étant autre.

Ce premier film a initié une longue série d’œuvres utilisant les bêtes, mais aussi des végétaux, des pierres ou la force des éléments. Des milliers de centres du monde étaient devenus possibles. Le cinéma est un des moyens par excellence de projection de soi, et j’aime beaucoup la manière dont il nous permet presque de confondre notre enveloppe corporelle avec une autre. En utilisant les codes que l’on applique habituellement à des personnages humains (par exemple le champ-contrechamp, ou l’« amorce » d’un personnage), j’ai pu établir des dialogues et des trajectoires perceptives entre des entités diverses, animées ou non, qui devenaient nous. Une chouette et la place de la Concorde, des rochers et un rivage où des scientifiques posaient le pied, un renard et des spectateurs de cinéma en plein air, entre des moustiques et des explorateurs… À chaque fois, par la multiplication de ces trajets, toute une trame de réalité se déploie, chargée de notre présence, dans laquelle la hiérarchie entre les choses est bousculée et remise à plat. Entre et qui on est, j’ai ainsi pu instaurer une série de relations physiques de perception pour le spectateur qui retissent lentement un nouveau contexte pour être au monde.

Ariane Michel, The Screening, 2007, vidéo 

En filmant du point de vue de ces autres, j’essaye de « désanthropiser » notre point de vue, de nous « déterritorialiser », selon une formule empruntée à Gilles Deleuze. Cette tentative vise effectivement à passer outre ce « je » narcissique remontant au « Je pense donc je suis au monde » qui imprègne notre culture et qui nous prive en quelque sorte de nos membres et de nos sensations. Dans une certaine mesure, on pourrait dire que mon travail s’apparente à celui d’un(e) chamane. La vidéo, la performance, les rencontres avec des choses ou des objets sont pour moi des philtres, des produits magiques. En permettant une succession de repositionnements en tant que différents êtres vivants au milieu des autres, ils rendent possible un remodelage des cartographies du monde qui tapissent le fond de nos inconscients.

Prendre conscience d’une autre réalité par l’intermédiaire de l’art

Vous parvenez à incarner et rendre crédible cette aventure de désanthropocentrisation. L’imprévisible, qui fait irruption lorsque le vivant entre en chair, en élytres et en plumes dans votre œuvre, est-il devenu un outil de création ?

De fait, je travaille à reformuler la sensation de notre présence et notre relation au présent. Dans ce contexte, la notion de ce qui se déroule est primordiale. L’impondérabilité du geste d’un animal ou du surgissement d’une vague en donne la teneur. Il s’agit de rompre l’atemporalité de notre bulle. L’incertitude de ce qui advient nous accroche au déroulement des choses, qu’il soit spontané ou provoqué.

Avec les outils du cinéma, cela revient aussi à s’attacher à la notion de suspense. Non pas un suspense intense dans lequel on éprouverait de la peur, mais un fil d’inquiétude délicat qui entretient notre position d’être « aux aguets » et nous lie à la suite des choses ; c’est pourquoi j’utilise tant cette dimension narrative, proprement « fictionnelle », et pourquoi elle s’arrime souvent à la relation minimale d’une bête à une situation. Devant un film, nous avons quelquefois davantage la sensation d’être vivants, d’éprouver des émotions ou une certaine forme d’existence, que dans la réalité. Outre ce que je cherche dans une cartographie inversée du réel, il m’intéresse aussi de réintroduire cette intensité de l’expérience fictionnelle dans la réalité sensible du vécu.

À ce titre, mon projet The Screening, une mise en abyme qui introduit l’espace-temps d’un film au milieu d’une forêt, est certainement emblématique : à Bâle, à l’occasion de la foire, j’ai convié le public à une projection nocturne en forêt. Après quelques minutes à traverser les bois à la lueur de lampes-torche, les gens, installés dans une clairière aménagée en cinéma, découvraient un film qui mettait en abyme la situation même. Il commençait comme une sorte de fiction animalière, au milieu des bêtes sauvages dérangées dans la nuit par l’arrivée d’êtres humains qui justement s’installent pour regarder un film. Puis les animaux s’approchaient de la clairière… Le public pouvait ainsi s’observer lui-même au travers d’un prisme déformant. Dans le passé, puis, progressivement, dans le temps réel. Jusqu’à une sorte de climax où tout se réunissait dans un accord absolu du film et de la réalité : alors qu’un hibou regardant l’assistance apparaissait à l’image ébloui par une lampe, un homme se levait « en vrai » et brandissait une torche, laissant découvrir le même hibou, perché sur un arbre. L’espace-temps fictif mais hyper-réaliste du monde de la forêt se confondait avec le monde réel de ces gens assis là. L’expérience, jouant sur la dichotomie fiction-réalité, les avait réunies. Lorsque les lumières se sont rallumées, ce fut comme si les spectateurs se réveillaient. Après s’être sentis relativement inconfortables dans cette nuit humide et pleine de craquements, ils semblaient détendus, heureux, et avaient envie de rester là. C’est comme s’ils avaient partagé un secret, comme si le dispositif les avait conciliés avec l’ombre.

Ariane Michel, The Screening, 2007, vidéo

Que ce soit en Meuse avec un public coutumier des forêts, ou dans un parc de New York, cette performance agit comme un bain hypnotique qui reformate la relation à l’endroit. Ici, la manipulation de l’auditoire est la plus poussée, mais dans la plupart de mes projets la situation est inextricable de l’œuvre. C’est que mon travail est une affaire de relations et peut-être à voir avec le rêve. J’essaye de fabriquer des moments qui ressembleraient à ces assoupissements légers où, l’œil mi-clos, la réalité se met à résonner avec une sorte d’« envers » d’elle-même.

Dans cette affaire, le déplacement du point de vue n’est pas dissociable d’une manipulation du temps qui convoque autre chose que du déroulement. En introduisant d’autres centralités, mais aussi du hors-champ et des ellipses dans le déroulement de ce qui se passe, je tente de convoquer un feuilletage d’espace-temps, de densifier notre relation à ce qui est là sur des échelles quasi-quantiques.

Replacer l’homme parmi les autres vivants

À propos des bêtes, il y a cette intensité de l’impondérable, mais quelque chose d’autre se passe, qui est tout aussi déterminant. Jacques Derrida le dit de très belle manière en prenant l’exemple de son chat qui le voit nu : l’animal regarde « depuis le temps ». Un temps prélangagier, précivilisationnel, un temps d’avant nous qui nous déshabille de l’Histoire. L’échelle des millénaires surgit. De fait, je n’ai eu de cesse de fabriquer des récits minimaux situés dans des pré- ou post-mondes. Ils fonctionnent comme des récits d’origine ou des récits mythiques.

Vous convoquez des anthropologues comme Tim Ingold ou Philippe Descola. Votre objectif est-il de déculturer, de délester votre public d’un fardeau culturel européen pour l’inviter à reconsidérer sa position au monde ?

Oui. Philippe Descola a mis des mots très simples et très forts sur cette rupture que le terme même de Nature opère dans notre société et ce dont il est le symptôme. Or justement il l’a fait récemment. D’autres penseurs cherchent aujourd’hui à remettre en cause ou passer outre cette organisation du monde segmentée qui, posant l’humain au centre, s’est cristallisée au XVIIe siècle cartésien. De fait, j’agis en artiste, ma tâche est de mettre les mains dans les fondements mêmes de nos perceptions et de notre imaginaire, et je ne suis qu’un symptôme de notre société. Je pense que les gens ressentent aujourd’hui le besoin de percevoir les choses autrement. On pourrait dire que je me place dans la lignée de mouvements initiés dans les années 1970 par les Hippies, l’Écoféminisme ou Starhawk. Mon entreprise est en effet de nous délester de l’idée même de Nature qui partage le monde en nous laissant au-dehors. Nous devons recomposer le monde autrement, en nous replaçant comme un élément parmi d’autres. Pour les Inuits, les Indiens d’Amazonie, les Dolgans, les Mongols, les tribus africaines, les cultures ancestrales chinoises… la « nature » n’existe pas, il y a de la pensée et des centres du monde partout autour de nous. Il est nécessaire que nous cessions d’aspirer à autre chose que ce que nous sommes. De simples êtres vivants, mortels, finis, constitués de molécules appartenant aux mêmes cycles que les animaux, les végétaux, les minéraux. Règnes d’ailleurs inextricables, catégories inventées pour l’analyse mais qu’il faut maintenant reconsidérer d’un point de vue imaginaire.

Ariane Michel, Sur la Terre, 2005, vidéo

Notre pensée individualiste nous amène par exemple à envisager un arbre comme un individu isolé, or il est très probable que les arbres d’une même région communiquent, agissent ensemble comme un seul corps. Plutôt que de calquer notre individualisme sur le reste du monde, nous pourrons nous inspirer des manières d’être qui nous entourent, nous penser au sein de notre espèce comme une partie d’un tout. Une meute, une gorgone corallienne, une forêt. Considérer physiquement l’humain comme intégré à un ensemble vivant nous permettrait de reconsidérer l’animal social que nous sommes. Les arbres, les minerais, les éléments et nous, réunis dans un organisme global, dans un même mouvement en devenir perpétuel.

Je ne porte cependant pas de jugement de valeur et ne qualifierai pas de « fardeau » notre bagage culturel. Plutôt que de pratiquer un art militant, je préfère m’adresser à des inconscients, remodeler des sensations, fabriquer des imaginaires, des socles nouveaux.

Qu’apprend-t-on en étudiant les hommes comme des animaux inconnus ?

Pour tourner votre long-métrage Les Hommes, vous avez embarqué sur le Tara, un navire destiné à la recherche et à la défense de l’environnement, pour accompagner une expédition scientifique au Groenland. Que cherchiez-vous par ce rapprochement disciplinaire ? Y avait-il conflit entre votre vision des êtres, animés comme inanimés, mais toujours « possesseurs d’une âme » et le point de vue cartésien des scientifiques ?

Je cherchais à filmer une rencontre première entre des bêtes et des hommes dans un paysage dépouillé, et il fallait que ce soit des humains pratiquant le paysage dans une relation intense et nécessaire. Si le choix de ce voyage précis a résulté d’un concours opportun de circonstances, le fait que ce soit avec des scientifiques faisait sens pour moi : j’ai toujours été fascinée par la grandeur des univers qui semblaient s’ouvrir dans les points quelquefois microscopiques du réel que la science explore, et en même temps j’ai toujours été sceptique et distraite quand à cette place extrême conférée l’explicitation des choses, comme si le fait de vouloir à tout prix comprendre nous empêchait de simplement saisir ce qui est là.

Je suis partie avec l’expédition dans l’idée de retourner les procédés d’observation des scientifiques sur eux-mêmes. Ce qui m’a ouvert tout un champ esthétique : libérée par cette idée d’un protocole, j’ai pu m’absenter de moi-même, fusionner avec mes instruments et devenir un pur prisme. Je pense être ainsi parvenue à observer les humains comme des bêtes que je n’aurais jamais vues.

Pour ce qui est de la relation humaine avec les scientifiques et les frottements entre nos différentes positions, c’est peut-être moi qui ai été le plus surprise. Certes, mon parti pris reposant sur une forme de mutisme et une totale absence de questions a pu les dérouter au début, parce qu’ils étaient accoutumés aux reporters-interviewers cherchant à saisir les détails de leur pensée. Mais ils ont vite constaté que je posais comme eux des pièges réguliers et systématiques de cadres pour capter le moindre de leurs gestes. Ils se sont peu à peu reconnus dans mon attitude et ont accepté de jouer avec moi.

Pour ce qui est du film… À ma grande surprise, ils l’ont très bien reçu. Aimé, même. S’ils restent rationalistes dans leur démarche de chercheurs, ils n’entretiennent pas moins des relations magiques avec le monde. Ceux qui partent sur le terrain aiment avant tout « en être », et c’est ce que le film propose.

Plus tard, Philippe Descola m’a dérouté en me parlant du « savoir naturaliste » des Indiens, imbriqué à leur conception du monde. La conscience et la connaissance d’autres espèces avec lesquelles ils partagent une présence sur un territoire donné participent de cette si forte relation humaine qu’ils entretiennent avec chaque chose. De fait, les scientifiques sont probablement ceux qui ont le plus conscience des existences infinitésimales qui nous entourent. Le monde est rempli de centres pour eux, et il doit leur arriver de s’y projeter. Au fond, il n’y a probablement pas antinomie entre la science et la représentation. Nous gagnerions certainement à devenir un peu plus naturalistes, de façon à intégrer le reste du monde dans notre imaginaire et nous ouvrir à d’autres perceptions.

Cet article a été initalement publié en novembre 2017 dans la revue Stream 04.

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