Qu’apprend-t-on en étudiant les hommes comme des animaux inconnus ?
Pour tourner votre long-métrage Les Hommes, vous avez embarqué sur le Tara, un navire destiné à la recherche et à la défense de l’environnement, pour accompagner une expédition scientifique au Groenland. Que cherchiez-vous par ce rapprochement disciplinaire ? Y avait-il conflit entre votre vision des êtres, animés comme inanimés, mais toujours « possesseurs d’une âme » et le point de vue cartésien des scientifiques ?
Je cherchais à filmer une rencontre première entre des bêtes et des hommes dans un paysage dépouillé, et il fallait que ce soit des humains pratiquant le paysage dans une relation intense et nécessaire. Si le choix de ce voyage précis a résulté d’un concours opportun de circonstances, le fait que ce soit avec des scientifiques faisait sens pour moi : j’ai toujours été fascinée par la grandeur des univers qui semblaient s’ouvrir dans les points quelquefois microscopiques du réel que la science explore, et en même temps j’ai toujours été sceptique et distraite quand à cette place extrême conférée l’explicitation des choses, comme si le fait de vouloir à tout prix comprendre nous empêchait de simplement saisir ce qui est là.
Je suis partie avec l’expédition dans l’idée de retourner les procédés d’observation des scientifiques sur eux-mêmes. Ce qui m’a ouvert tout un champ esthétique : libérée par cette idée d’un protocole, j’ai pu m’absenter de moi-même, fusionner avec mes instruments et devenir un pur prisme. Je pense être ainsi parvenue à observer les humains comme des bêtes que je n’aurais jamais vues.
Pour ce qui est de la relation humaine avec les scientifiques et les frottements entre nos différentes positions, c’est peut-être moi qui ai été le plus surprise. Certes, mon parti pris reposant sur une forme de mutisme et une totale absence de questions a pu les dérouter au début, parce qu’ils étaient accoutumés aux reporters-interviewers cherchant à saisir les détails de leur pensée. Mais ils ont vite constaté que je posais comme eux des pièges réguliers et systématiques de cadres pour capter le moindre de leurs gestes. Ils se sont peu à peu reconnus dans mon attitude et ont accepté de jouer avec moi.
Pour ce qui est du film… À ma grande surprise, ils l’ont très bien reçu. Aimé, même. S’ils restent rationalistes dans leur démarche de chercheurs, ils n’entretiennent pas moins des relations magiques avec le monde. Ceux qui partent sur le terrain aiment avant tout « en être », et c’est ce que le film propose.
Plus tard, Philippe Descola m’a dérouté en me parlant du « savoir naturaliste » des Indiens, imbriqué à leur conception du monde. La conscience et la connaissance d’autres espèces avec lesquelles ils partagent une présence sur un territoire donné participent de cette si forte relation humaine qu’ils entretiennent avec chaque chose. De fait, les scientifiques sont probablement ceux qui ont le plus conscience des existences infinitésimales qui nous entourent. Le monde est rempli de centres pour eux, et il doit leur arriver de s’y projeter. Au fond, il n’y a probablement pas antinomie entre la science et la représentation. Nous gagnerions certainement à devenir un peu plus naturalistes, de façon à intégrer le reste du monde dans notre imaginaire et nous ouvrir à d’autres perceptions.
Cet article a été initalement publié en novembre 2017 dans la revue Stream 04.
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