Les ondes gravitationnelles sont des ondulations de l’espace- temps qui sembleraient générées par des collisions entre trous noirs. Elles n’ont été enregistrées pour la première fois qu’en 2017, mais Tomás fait l’hypothèse que les araignées
ont su les détecter depuis la nuit des temps grâce à leurs capacités uniques. Il avait travaillé sur cette idée avec différents physiciens, et continue d’ailleurs toujours à étudier les potentialités des non-humains. Dans ce type de projet,
une hypothèse poétique et visionnaire se superpose à une interprétation scientifique pour élargir notre compréhension de la variété et de la richesse de la vie des êtres non humains. En ce sens, il incarne l’idée de l’artiste élargissant notre compréhension du monde naturel, et nous montre à quel point nous pourrions dépasser nos limites si nous travaillions à développer d’autres types de consciences.
J’ai toujours estimé que les artistes avaient une position particulière au sein de la société, et je pense que le rôle de la société est de le reconnaître. Je suis atterrée de voir la façon dont des êtres sont aujourd’hui considérés comme dignes ou indignes d’exister, et comment des magasins ou des espaces culturels peuvent ou non ouvrir, selon des logiques purement économiques. Notre modèle de société ne reconnaît que la valeur financière, pas la valeur spirituelle ou la valeur en termes d’élargissement des esprits. Nous aurons à nous poser beaucoup de questions au sujet de ces décisions, car, au-delà de leur manque de discernement et leur injustice, cela met en évidence quelque chose de beaucoup plus profond sur le type de valeurs que nous tenons pour sacrées. J’estime que les artistes promeuvent des valeurs qui nous sont essentielles en tant qu’êtres humains et que, notamment dans de tels moments, ils ont un rôle particulier à jouer, qui n’est pas sans rappeler celui des oracles de la Grèce antique. Comme les oracles, les artistes modernes sont des individus dont la voix spéciale exprime des vérités ou sentiments auxquels nous sommes aveugles. C’est pour cela que nous devrions être plus attentifs à la vision et à la perspective des artistes.
Avez-vous le sentiment que cela suppose de considérer et mobiliser d’autres intelligences, pas seulement celles issues de la modernité occidentale ?
Tomas Saraceno : Je pense que nous ne nous donnerons jamais les moyens de devenir véritablement intelligents en nous séparant de la nature. Nous devrions notamment nous intéresser aux araignées et à leurs toiles, pour cette « intelligence étendue incorporée » qui naît de la symbiose avec leur environnement. Pour en revenir à Aerocene Pacha, nous avions besoin de connaître la météo pour préparer le décollage, la sculpture ne pouvant s’élever dans les airs que lorsque les conditions adéquates de température et d’ensoleillement étaient réunies. Mon premier réflexe a été de regarder sur Google, mais cela s’est avéré impossible, en l’absence de signal. Les habitants, eux, ont simplement eu à regarder les nuages : grâce à leur intelligence étendue, ils étaient capables de prédire le temps en observant le réel autour d’eux. C’est un exemple très simple de la façon dont nous nous retrouvons à dépendre d’un système central machinique. Mais pour avoir grandi en Italie, je sais que nous avions des dictons comme « Cielo a pecorelle, pioggia a catinelle », qui signifie que lorsque les nuages prennent la forme de moutons, c’est un signe de pluie. Il s’agit donc de formes de savoirs dont nous disposions, mais qui ont disparu avec la modernité.
Cela rejoint également mon intérêt pour la « cognition incarnée » des araignées, parce que leurs toiles relèvent précisément de cette intelligence étendue. Agamben et von Uexküll évoquent l’aveuglement réciproque dans lequel chaque espèce est enfermée, même si elles sont capables de communiquer de façon étonnante entre elles : les araignées ne peuvent pas voir les mouches et les moustiques, néanmoins, au cours de l’évolution, la géométrie de leurs toiles s’est transformée de manière à continuer à les attraper à mesure que leur façon de voler changeait. Ni l’araignée ni la mouche ne perçoivent le monde de l’autre, mais, d’une manière ou d’une autre, elles se « sentent ». La plupart des êtres humains ont perdu cette capacité à s’appuyer sur les sens des autres, cette « response-ability », comme l’appelle Donna Haraway. Les fourmis sont par exemple capables de pressentir les tsunamis, mais comme les humains entretenaient une relation avec les fourmis, à la manière d’une grande famille, sans séparation, quand les fourmis se mettaient soudain à grimper dans la montagne, les humains les suivaient et personne ne mourrait. Ce sont des choses que nous redécouvrons lentement, à l’image des études récentes sur les chiens capables de « sentir » le coronavirus plus rapidement que toute technologie.
J’ai visité un village camerounais proche de la frontière nigériane où existe une pratique ancestrale de divination par les araignées appelée Nggam. Les araignées sont consultées pour certaines décisions concernant le village, à la manière d’un tribunal. Pour ce faire, le devin dispose autour de l’entrée d’un nid de mygale des feuilles dans lesquelles des formes symboliques sont excisées et pose ensuite une série de questions binaires. L’interprétation des réponses de l’araignée se fait selon la manière spécifique dont elle réarrange les « cartes » de divination durant la cérémonie. Le rituel du Nggam est fondé sur une éthique du soin et du respect entre la communauté humaine, le devin et la mygale, dont on fait appel à la sagacité. Je travaille actuellement avec le devin aux araignées Bollo Pierre et David Zeitlyn, un anthropologue d’Oxford, au sein d’un projet pour le Berliner Festspiele, dans le cadre de la série « Immersion » à la Gropius Bau de Berlin. Il me semble que dans le contexte d’extinction de masse que nous vivons, il est vraiment essentiel de s’appuyer sur les insectes et les araignées pour mieux comprendre ce que la plupart des humains ne voient pas dans le monde.
Nous devrions porter davantage attention à ces intelligences non humaines, mais pas seulement. Dans nombre de pays, les indigènes sont traités comme s’ils n’étaient pas humains, et ils se retrouvent à vivre en marge de la société et de l’économie. Pourtant, si environ 6 % de la population mondiale peut être considérée comme indigène, les milieux avec lesquels elle vit en relation étroite accueillent 80 % de la biodiversité mondiale. Clairement, là où les humains sont réellement intégrés dans la toile du vivant, la biodiversité dans son ensemble se porte mieux. En Équateur, comme ailleurs dans le monde, la biodiversité la plus riche se trouve précisément là où une certaine humanité est présente et a réussi à coexister avec elle. Nous subissons actuellement les répercussions d’une zoonose, une maladie infectieuse causée par des pathogènes transmis aux humains par des animaux, mais il est crucial de comprendre que ces retombées négatives sont inséparables de la crise de la biodiversité et de la déstabilisation des écosystèmes. Seule une cohabitation équilibrée permet de préserver des habitats diversifiés, ce qui est la façon de vivre des communautés indigènes depuis des générations.
Il est absolument impératif de reconnaître cet état de fait, de rechercher une certaine égalité et de corriger nos systèmes de valeurs. Cela ne concerne pas seulement notre rapport aux populations indigènes, mais également d’autres mouvements sociaux en pleine expansion tels que Black Lives Matter ou #MeToo. C’est pour cela que dans le cadre de Webs of Life – Toiles du vivant –, qui sera présentée sur l’application Acute Art dans le cadre de Back to Earth aux Serpentine Galleries cet été, nous reverserons les profits de la vente des sculptures en réalité augmentée Maratus speciosus et Bagheera kiplingi à la Fundación Ambiente y Recursos Naturales (FARN). Cette ONG travaille au maintien de la biodiversité avec des communautés dans le nord de l’Argentine. Il s’agit d’une des expériences autour des questions de biodiversité et de technodiversité du groupe de recherche Arachnophilia que j’ai contribué à fonder en 2018.
Rebecca Lamarche-Vadel : Le point fondamental pour moi est de comprendre que nous avons hérité de ce que nous pourrions qualifier de « Grand Partage », qui est le fait que, pour se sentir en sécurité et à l’aise en ce monde, les humains ont développé des systèmes pour séparer, diviser, catégoriser et casser les relations, interdépendances, écosystèmes, besoins vitaux, coprésences et solidarités. Nous avons ainsi hérité d’une culture très violente basée sur l’autorité et la maîtrise, qui a transformé la Terre en ressource continuellement exploitée pour alimenter notre quête de profits et nos désirs. Tout ce qui dérive de cette culture – et les expositions ne font pas exception – exprime une forme de violence. Nous ne pouvons ignorer que les expositions constituent un rituel très récent pour l’humanité, quelques siècles à peine, et qu’elles découlent des « cabinets de curiosités », découlant eux-mêmes de la colonisation. Rapporter des objets d’expéditions, des trophées, était considéré comme de la curiosité, mais c’est aussi et surtout un acte d’appropriation, une manière de prendre possession de tout ce qui se trouvait devant soi. Depuis la fin du XIXe siècle, début du XXe siècle, les expositions ont traditionnellement été fondées sur la suprématie des facultés visuelles, ce qui signifie que notre rencontre avec l’art dérive principalement de la manière dont nous regardons des objets figés.
En tant que commissaire d’exposition, je dois me demander comment nous pourrions inventer de nouveaux rituels pour un nouveau siècle. L’une des options est d’accepter l’aléatoire, les accidents et la porosité. En d’autres termes, accepter quelque chose que j’ai récemment commencé à qualifier d’« exposition de catastrophe ». L’inspiration de ce terme vient de la médecine de catastrophe, discipline qui force les praticiens à sortir de leur zone de confort et à faire preuve d’inventivité, tout en acceptant leurs limites. De même, les artistes doivent accepter les limites de leurs désirs et l’impossibilité de leur donner vie.
Les expositions comptent parmi les rituels les plus contrôlés : il y a des horaires d’ouverture, l’expérience curatoriale est imposée par une autorité, avec un itinéraire prédéfini à travers une exposition d’oeuvres d’art accrochées sur des murs ; il y a tout un discours autour des oeuvres, et les visiteurs sont priés de ne pas crier, voire de ne pas parler, d’être discrets, de conserver une certaine distance, avec toute une chorégraphie extrêmement autoritaire reposant sur ce concept de catégories et de séparation… Ce que je cherche à faire en concevant des expositions est au contraire de travailler à la création d’un espace permettant à ce qui est extérieur d’entrer, afin de changer les règles du jeu, ou de chercher à imaginer de nouveaux modes de présence pour les visiteurs. Cela entraîne de nouvelles modalités de rencontre avec l’art, tout en permettant aux participants de se comporter différemment, au sein d’une expérience beaucoup moins autoritaire.
Une autre manière de surmonter cette situation est d’inviter au sein du processus des personnes qui ne se qualifient pas d’artistes. J’ai commencé à travailler avec Tomás Saraceno pour Le Bord des Mondes, une exposition dans laquelle je m’inscrivais dans la lignée de la fameuse interrogation de Marcel Duchamp, qui se demandait en 1913 : « Peut-on faire des oeuvres qui ne soient pas d’art ? » J’ai parcouru le monde pendant deux ans à la recherche de créateurs extrêmement singuliers qui ne se proclamaient pas forcément artistes, mais qui produisaient des oeuvres ambivalentes, ambiguës, poétiques et inspirantes, dont j’estimais qu’elles méritaient de bénéficier de davantage de visibilité, et pour lesquelles je ressentais presque un devoir de les reconnaître en tant qu’art. J’ai ainsi invité vingt-cinq créateurs, Tomás étant parmi eux le seul qui était un peu connu. Mais, pour moi, Tomás a toujours été un artiste situé entre plusieurs mondes, se développant dans cet entre-deux. Son oeuvre avec les araignées, que j’ai alors exposée, entretient notamment une ambiguïté sur son auteur, sur qui tient le crayon et se trouve responsable de la création.