Éloge de la coactivité
11. L’art est également le lieu d’un enchevêtrement entre l’humain et le non-humain, une présentation de la coactivité en tant que telle : de multiples énergies y travaillent, des logiques de croissance organique y côtoient des machines ; l’ensemble des relations entre différents régimes du vivant ou de l’inerte y demeurent vivantes, en tension. L’art contemporain représente un point de passage entre l’humain et le non-humain, où l’opposition binaire entre sujet et objet s’y dissout dans de multiples figures : du réifié au parlant, de l’animé au pétrifié, de l’illusion de la vie à celle de l’inertie, les cartes du biologique s’y redistribuent sans cesse.
« The Great acceleration » se présente comme un éloge de cette coactivité, du parallélisme assumé entre les différents règnes et de leurs négociations. L’exposition s’organise autour de la cohabitation de la conscience humaine et des fourmillements animaux, des traitements de données, des rapides croissances végétales et des lents mouvements de la matière. On y retrouve donc la préhistoire (le monde d’avant la conscience humaine) et ses paysages minéraux, aux côtés de greffes végétales ou d’accouplements entre humains, machines et animaux. La réalité est au centre : l’être humain n’est qu’un élément parmi d’autres d’un réseau étendu, raison pour laquelle il faut repenser notre univers relationnel en y incluant de nouveaux interlocuteurs.
12. Dans cet espace de coactivités, le terme de forme prend de nouvelles significations. Comment la définir au-delà de la célèbre classification de Roger Caillois, qui proposait de distinguer entre celles nées par croissance, par accident, par volonté et par moulage ? Comment qualifier le sous-ensemble à l’intérieur duquel, dans une exposition, ces différents régimes interagissent ? Ce que je nomme ex-forme est la chose faisant l’objet d’une lutte entre un centre et une périphérie, la forme en tant que prise dans une procédure d’exclusion ou d’inclusion, c’est-à-dire tout signe en transit entre la dissidence et le pouvoir, l’exclu et l’admis, l’objet et le déchet, la nature et la culture. Des Casseurs de pierre de Courbet à l’esthétique pop, en passant par les sujets de Manet ou la fontaine de Marcel Duchamp, l’histoire de l’art est riche d’ex-formes. Les liens entre l’esthétique et la politique, depuis deux siècles, se résument à une série de mouvements d’inclusion et d’exclusion : d’une part, un partage sans cesse recommencé entre le signifiant et l’insignifiant en art, et de l’autre, les frontières idéologiques tracées par la biopolitique, le gouvernement des corps humains. L’ontologie proposée par le réalisme spéculatif entraîne avec elle de nouveaux exemples d’ex-formes, et c’est là son effet majeur sur l’art contemporain.
13. Le moteur de la globalisation économique est l’idéologie de la « croissance », autrement dit le récit d’un développement exponentiel dont dépendrait l’avenir de l’humanité. Pour Jean-François Lyotard, « le développement n’est pas aimanté par une Idée, comme celle d’émancipation de la raison et de la liberté humaines. Il se reproduit en s’accélérant, et en s’étendant selon sa seule dynamique interne Jean-François Lyotard, L’Inhumain, Paris, Galilée, p.14..» La « Grande accélération », c’est aussi ce processus de naturalisation du capitalisme : devenu organique et universel, il est la loi naturelle de l’anthropocène ; son outil majeur est l’algorithme, sur lequel se fonde désormais l’économie mondiale. La seule limite connue du « développement » industriel réside pour Lyotard dans l’espérance de vie du soleil, « seul défi objectivement lancé au développement ». Dans un monde régi par l’idéologie de la croissance infinie, quelle place pourrait donc avoir l’émancipation individuelle, qui était l’horizon de la culture depuis l’époque des Lumières ?
14. L’ambition première du réalisme spéculatif consiste à brouiller la frontière existant entre nature et culture. La première serait gouvernée par des causalités mécaniques, tandis que la seconde serait le domaine du sens, du libre arbitre, des représentations, du langage, etc. Mais cette opposition sujet/objet, qui gouverne selon eux la pensée occidentale, n’a-t-elle pas déjà été bousculée en d’autres temps ? Dans son fameux texte de 1969, Qu’est-ce qu’un auteur ?, Michel Foucault découple le champ discursif et la notion de sujet, lui substituant celle de « champs de subjectivation », définis comme des alliages entre des éléments hétérogènes. La structure constituait déjà une alternative au sujet humaniste : « le texte est un objet historique, comme le tronc d’arbre », disait Foucault. Le postulat le plus étonnant du réalisme spéculatif ne serait-il pas l’évacuation du concept de structure, disparition qui crée un court-circuit mettant directement en contact l’être humain et le monde des choses ? Or il apparaît difficile de traiter d’économie ou de politique sans les envisager comme des structures.
15. Dans « l’ontologie plate » revendiquée par le réalisme spéculatif, plaçant tous les objets qui constituent le monde sur un même plan, l’art ne pourrait jouir que d’un statut d’exception, car il n’existe que dans la dimension de la rencontre. Son essence mathématique est le nombre Oméga, qui signifie : l’infini des nombres premiers +1. C’est le « +1 » qui fait l’art, c’est-à-dire la rencontre avec un singulier, virtuel ou non, qui transforme un objet (parole, geste, son, dessin, etc.) en une œuvre venant relancer cette conversation infinie que l’on nomme « art ». L’art pourrait donc se présenter comme le lieu cardinal du signifiant (tout y fait sens), puisque signifier est sa condition d’existence : dans cet espace, les objets sont par essence transitionnels. En art, rien ne demeure très longtemps réifié.