Enjeux d’une architecture de justice contemporaine

  • Publié le 21 mai 2023
  • PCA-STREAM
  • 9 minutes

Le Palais de justice est un programme complexe, qui s’inscrit dans une histoire architecturale, symbolique et politique pourtant trop peu étudiée. Une mise en perspective historique, combinée à une analyse de ses enjeux contemporains, peut néanmoins nous aider à comprendre et interroger les tensions inhérentes à sa forme architecturale.

Le Palais de justice, espace architectural singulier

Le tribunal est un lieu à la fois tabou et vivant, immuable et affecté par les mutations de la société ; un lieu séparé de la cité mais aussi un espace de rencontre et d’échange public ; un bâtiment à la fois physique et symbolique, dont la dimension parlante alterne représentation du pouvoir, message d’autorité et volonté d’accueillir, de rassurer. Les tribunaux ne sont pas des lieux ordinaires, leur architecture n’est jamais neutre. La justice s’y incarne, l’abstraction du droit y devient espaces et objets, exprimant symboliquement et physiquement une vision de la justice dans la société.

De la symbolique antique à l’archétype

Après les temps immémoriaux de la justice en plein air, via le forum romain, jusqu’aux premiers tribunaux des villes médiévales, l’espace de justice se formalise comme objet architectural particulier – le palais – au cours du XVIIIe siècle. Il hérite de symboles traditionnels, notamment autour de la figure de Thémis, déesse de la justice, et de ses attributs : la balance (équilibre, harmonie, ordre), le glaive (châtiment), le bandeau (impartialité) et le genou dénudé (mansuétude, humanité).

Avec la fin de l’Ancien Régime et la Révolution, l’idée d’un palais de justice républicain donne naissance en France à la forme du tribunal néoclassique, marquée par une certaine monumentalité et une forte homogénéité architecturale. Une grande vague de construction voit ainsi le jour au XIXe siècle, la Restauration puis la République se rejoignant autour de la volonté d’exprimer une centralité du pouvoir en déclinant des archétypes.

Le Palais néoclassique

Selon une séquence architecturale qui semble immuable, le palais de justice déploie un emmarchement, donnant sur un péristyle à colonnes, surmonté d’un fronton triangulaire, d’une colonnade, et, depuis le perron d’une lourde porte, au cœur d’un mur massif souvent aveugle, ouvre sur une salle des pas perdus volumineuse et austère. La principale salle d’audience se situe dans son axe, ses lambris bois rappellent les enceintes végétales originelles, la lumière souvent zénithale lui confère une solennité empreinte de mystère… C’est une architecture parlante, qui se donne également en récit à travers un décorum de statues et peintures allégoriques.

La modernité et la perte d’identité

Le XXe siècle voit une tendance générale à l’effacement de ces archétypes néo-classiques, le tribunal se rapprochant d’espaces de travail plus prosaïques, tendance renforcée par une volonté de fonctionnalisme au service d’une justice plus progressiste et accessible. Les principes du modernisme architectural, au début du XXe siècle, se déclinent dans la forme de tribunaux modernes, notamment aux États-Unis. Il s’agit alors davantage de signifier l’innovation que l’autorité, d’incarner le progrès et la transparence via de nouveaux matériaux, en privilégiant les lignes pures, les surfaces planes et claires. La quête de fonctionnalisme s’y traduit par une forte augmentation de la proportion d’espaces de bureaux et le rejet des éléments décoratifs ornementaux, à l’image de l’Us Courthouse de Chicago, de Mies van der Rohe, un gratte-ciel vitré de trente étages, d’une architecture remarquable mais peu discernable des bâtiments administratifs adjacents.

Dirksen Federal Building de Ludwig Mies van der Rohe

La vision progressiste des cités socio-judiciaires

Ces tribunaux modernistes restent rares en France, où l’on construit peu de nouveaux palais dans la première moitié du XXe siècle. On y assiste en revanche à une transformation plus forte avec les années 1970, alors que des philosophies progressistes inspirent la création de cités socio-judiciaire plutôt que de palais, dont la monumentalité est perçue comme accentuant la dimension répressive de la justice. Au-delà des colonnes et des frontons, symboles d’un pouvoir inébranlable, les cités judiciaires privilégient la transparence, l’accessibilité et cherchent à humaniser en atténuant les frontières entre justiciables et magistrats. Il s’agit d’affirmer le caractère de service public et la mission sociale de la justice plutôt que son omnipotence. La période de l’architecture high-tech renforcera l’emphase d’une transparence symbolique du verre, dans des bâtiments abstraits plus bureaucratiques, cherchant à inspirer une idée de service public, mais qui finissent par être rejetés comme froids et manquant de grandeur.

Une volonté de renforcement symbolique

Le rejet d’une banalisation des tribunaux, la crainte d’une trop grande similarité avec les immeubles de bureau, en parallèle d’une judiciarisation croissante de la société dévaluant sa charge symbolique exceptionnelle, poussent l’institution à imaginer une nouvelle évolution dans la conception des palais, au profit d’espaces modernes, répondant à un besoin de performance, mais dotés d’une monumentalité contemporaine rétablissant le sens et la dimension sacrée du temps de justice.

Ce retour relatif au modèle du palais, à la toute fin du XXe siècle, est le signe d’une volonté de redonner une autorité visible, compréhensible et partageable à la justice. Au-delà de la verticalité néo-classique et du modèle horizontal de la cité judiciaire, l’institution demande aux architectes de combiner l’ouverture avec la monumentalité, de trouver un équilibre entre le caractère solennel et l’humanisation de l’institution pénale. Cette ambivalence des intentions de la magistrature, entre nostalgie de la monumentalité et volonté d’une pratique plus humaine, aboutit à une grande variété formelle, signe d’une plus grande liberté laissée aux architectes –  symptomatiquement plus souvent choisis parmi les « starchitectes », Portzamparc, Nouvel, Rogers, Piano, Koolhaas…-, qui est aussi une façon de rejeter sur leur créativité la responsabilité de trouver le bon équilibre fonctionnel et symbolique.

Vers un nouvel équilibre 

Cette génération de bâtiment s’achevant en France avec le TGI de Paris en point d’orgue, la réflexion mérite d’être poursuivie. La répétition architecturale assurait une pérennité de la puissance publique au-delà des changements politiques ; l’ancienneté des lieux et le classicisme des styles, s’inscrivant dans une tradition, leur conféraient en parallèle une légitimité ; les starchitectes ont cherché les gestes architecturaux pouvant redonner une hauteur symbolique aux tribunaux, en relisant et réinterprétant avec plus ou moins de justesse ses symboles traditionnels. Mais l’enjeu contemporain semble plutôt de créer une nouvelle légitimité basée sur l’adéquation aux défis contemporains, dans des bâtiments adaptés aux évolutions parallèles de l’institution et de la société.

Tribunal de Paris, Renzo Piano

Une justice en crise

La conception d’un nouveau tribunal ne peut faire abstraction du constat d’une crise de l’institution judiciaire française, reflet de problématiques depuis longtemps sans réponse, notamment un manque chronique de moyens humains et matériels, qui explique pour partie une lenteur des procédures source de discrédit et d’éloignement des citoyens. La situation du Tribunal de Bobigny, a par exemple poussé en 2016 un ensemble de magistrats, avocats et fonctionnaires à lancer un « appel » au gouvernement, l’invitant à ne pas laisser « sombrer » le deuxième tribunal de France.

Tribunal de Bobigny

Des États généraux pour la justice

En réponse, et à l’initiative du président de la République, des États généraux de la justice sont lancés fin 2021 pour « renouer le lien entre la justice et ceux au nom de qui elle est rendue[2] », via un exercice de dialogue autour la place de la justice et son fonctionnement, en impliquant les citoyens dans une consultation, traduite par un comité d’analyse et de restitution, présidé par Jean-Marc Sauvé. L’ambition était d’analyser l’état des conditions matérielles d’exercice de la justice et d’étudier un sentiment de déconnexion entre les citoyens et l’institution, partant du constat d’une méconnaissance des attentes des justiciables.

« Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout »

Le lancement de ces États généraux coïncide avec l’électrochoc d’une tribune dans le Monde, en novembre 2021, où 3 000 magistrats dénoncent l’approche « gestionnaire » de la justice et un abîme de plus en plus grand entre la volonté de rendre une justice de qualité et la réalité quotidienne. Les auteurs s’élèvent contre les injonctions à aller vite et faire du chiffre, décrivant une justice qui devient « maltraitante », tant pour les justiciables que pour ses personnels, en raison du peu de temps laissé à l’analyse et la décision, à l’issue d’une attente intenable. Cette discordance générerait ainsi un sentiment de « perte de sens » et de « souffrance » chez de nombreux magistrats, jeunes comme plus expérimentés.

Mutations de la place de la justice dans la société

Au-delà des tensions sur ses moyens humains et matériels, la place et le rôle de la justice dans la société sont marqués par ses évolutions sous-jacentes globales : la judiciarisation de nos rapports sociaux ; la digitalisation générale ; la prise de conscience universelle d’une crise écologique renforçant les attentes en termes de justice environnementale… La justice se fait plus horizontale, poussant à davantage de procédures négociées ; elle se fait également plus collective, via les class actions, et plus inclusive, dans un mouvement d’attention et de reconnaissance de nouvelles voix et victimes. C’est la tendance vers une justice « restaurative », créant par le procès un espace de dialogue entre victimes et auteurs. Le cas extrême des procès d’attentats souligne l’avènement plus large d’une justice de la réparation, ou autant que la punition des coupables, l’objectif est de créer un espace d’écoute, de libération de la parole des victimes, favorisant un travail mémoriel de re-cohésion sociale.

Trouver des réponses architecturales aux tensions symboliques et pratiques

Au-delà du seul constat d’une situation de crise, quels enseignements tirer de ces évolutions pour la conception d’un nouveau Palais de justice ? Comment concilier les paradoxes de l’architecture judiciaire pour incarner une justice contemporaine ? Au vu du lien direct entre les conditions matérielles d’exercice de la justice et la façon dont elle est vécue et perçue, il nous semble que trois axes se dessinent : l’affirmation d’une monumentalité apaisée, l’incarnation d’une justice du soin et la volonté d’une exemplarité du bâtiment.

Une monumentalité apaisée

Le tribunal doit assurer la sacralité du lieu et la protection du débat, et son architecture induire un rituel sans renoncer à s’adapter à la société. Entre la représentation du pouvoir, dans sa capacité de coercition, et l’expression d’une transparence, qui enlève cette symbolique, l’équilibre se joue entre l’excès de théâtralité qui écrase le justiciable et la dérive d’une banalisation. Le développement d’une monumentalité équilibrée permet de contrecarrer une banalisation symbolique et de rétablir la sacralité du temps de justice, sans excès de théâtralité, par une sobriété assumée, au décor symbolique rare mais choisie. Elle participe d’un effort de légitimation de la justice dans une société en profondes mutations, suscitant l’adhésion plutôt que la confrontation.

Tribunal d'Aix-en-Provence

Incarner une justice du soin

La solennité nécessaire au temps de la justice se confronte spatialement à la nécessité d’accentuer le confort et l’accueil du justiciable. L’ouverture, la disponibilité de l’accueil, une signalétique de qualité, la qualité lumineuse, le confort et la dimension apaisante de ses espaces et jardins doivent participer au travail de réparation des victimes. Le tribunal doit être plus esthétique, plus agréable et pratique, dans une démarche d’attention et de soin pour le personnel comme pour le justiciable. Incarnation d’une justice du soin, il doit incarner à son échelle architecturale un changement de paradigme dans notre relation au monde et aux autres.

Des bâtiments exemplaires pour une justice exemplaire

Imaginer un tribunal contemporain passe par la conception d’un bâtiment exemplaire, dans son approche environnementale, sur l’ensemble de son cycle de vie, de la conception à l’usage, mais aussi dans les conditions de travail qu’il offre, via des espaces efficaces, fonctionnels et modulables, intégrant les outils numériques sans que la dématérialisation ne crée un sentiment d’injustice, et accordant enfin une place centrale au bien-être des personnels de justice ; exemplaire dans son approche économique, responsable au regard des deniers publics, par le choix de matériaux, dispositifs et espaces durables.

Au-delà d’un rapport historique à la nature, et notamment à l’arbre en dessous duquel la justice fut longtemps rendue, l’espace du tribunal vit une tension entre le végétal, au sens du vivant et des écosystèmes à protéger, et le minéral comme outil naturel de sa monumentalité. La prise de conscience unanime d’une profonde crise écologique, renforçant les attentes des citoyens en termes de justice environnementale, le langage architectural du tribunal doit ainsi combiner les deux registres pour chercher une nouvelle légitimité via l’adéquation à ces enjeux contemporains, l’exemplarité environnementale du bâtiment devenant le symbole principal de l’exemplarité de la justice.

 

 

François Collet, Directeur éditorial chez PCA-STREAM

Bibliographie

[1] Voir néanmoins : BELS Marie, Les grands projets de la justice française. Stratégies et réalisations architecturales du ministère de la Justice (1991-2001), thèse de doctorat en architecture, Marne la Vallée : Université Paris-Est, 2013, 522 p. ; MENGIN Christine, Deux siècles d’architecture judiciaire aux États-Unis et en France, dans Histoire de la Justice, 2011/1 n°21 ; MADRANGES Étienne, Les palais de justice de France, Paris : Lexis Nexis, 2011, 590 p.

[2] Emmanuel Macron, discours du 18 octobre 2021, à l’occasion du lancement des États généraux de la justice.

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