Quelle est l’originalité d’un laboratoire comme Origens Medialab ? En quoi peut-on parler de « tiers-laboratoire » ?
Notre laboratoire accueille des chercheurs, tout comme un laboratoire classique, mais notre structure a la particularité de leur permettre de s’extraire des carcans de la recherche académique traditionnelle. Il est en effet de plus en plus difficile, dans ce type de contexte, de mener des recherches expérimentales – en particulier dans les domaines des Sciences Humaines et Sociales -, du fait des positionnements stratégiques des laboratoires, des contraintes financières au développement de nouveaux programmes et de la gestion par projet de la recherche. Ces contraintes réduisent la flexibilité des sujets de recherche et laissent peu de place à l’adéquation de la recherche à des situations d’urgence (sociale, climatique, sanitaire…) et à la commande citoyenne.
Pour exemple, un épisode important dans la définition de notre mission a été la création d’un incinérateur de déchets sur la commune de Clermont-Ferrand en 2012-2013. Ce projet a généré une levée de boucliers dans la société civile, notamment dans le voisinage, chez les élus et les activistes locaux, qui se sont organisés pour y faire barrage. Ils se sont alors tournés vers des chercheurs des laboratoires de recherche traditionnels, afin qu’ils les aident à réunir des arguments scientifiques, écologiques et sanitaires pour bâtir une stratégie contre le projet. Quelques chercheurs dans une démarche individuelle ont soutenu la démarche. Mais la recherche institutionnelle n’a malheureusement pas pu répondre favorablement, en raison des contraintes administratives et académiques : projets et financements en cours, heures déjà allouées à chaque projet, livrables à produire, articles à rédiger, conférences à mener…
Cet événement peut paraître anecdotique, mais il montre bien l’incapacité du système de recherche français à répondre à des situations écologiques critiques et aux sollicitations de collectifs désireux de déclencher des recherches et enquêtes. En réfléchissant à cette situation, nous avons décidé, avec Alexandre Monnin, puis plus tard, avec l’aide d’un collectif de 20 chercheurs provenant de d’horizons disciplinaires différents, qu’il fallait s’inspirer des « Nouveaux Commanditaires », un protocole mis en place en 1990 par François Hers, qui a permis d’enclencher une démocratisation de la commande artistique. L’idée était de trouver des manières de répondre et d’aider les citoyens à déclencher des enquêtes face à des situations, écologique, sanitaires, sociales, … critiques, via ce que nous avons appelé le protocole « CooPair ».
La recherche n’est malheureusement pas armée face à des situations nécessitant une réaction rapide, notamment parce que la quête de financements et la mobilisation de personnel prennent du temps. Cela engendre une véritable inadéquation entre la réalité de terrain, faite d’accélérations et de situations critiques, et les stratégies académiques et financières institutionnelles, surtout dans un cadre de libéralisation de la recherche publique. Nous avons donc inventé un laboratoire adapté aux situations d’urgence, souvent écologiques, mises en avant par différents collectifs citoyens. Je terminais à l’époque ma thèse au Cerdi, un laboratoire de recherche du CNRS, ce qui nous a aidé à bénéficier d’un certain nombre de soutiens financiers institutionnels dans le territoire auvergnat. Puis nous avons décidé de nous constituer en association pour devenir entièrement autonomes.
Votre laboratoire a émergé du constat d’un vide organisationnel, mais aussi de l’urgence environnementale. Quels sont vos principaux sujets de recherche ?
En ce moment même, nous travaillons sur deux sujets principaux :
— L’Anthropocène et nos relations à la nature. Nous avons notamment longtemps travaillé la question de l’animisme juridique, c’est-à-dire les innovations légales et juridiques à mettre en œuvre pour faire reconnaître les entités de la nature comme sujets de droit. Aujourd’hui nos équipes s’intéressent aux revitalisations animistes notamment dans l’élevage, l’analyse des zoonoses et les nouvelles formes d’agriculture en France.
— Les questions liées à la nécessaire adaptation stratégique des institutions, organisations et entreprises à l’Anthropocène. Afin de les aider dans cette voie, nous avons, entre autres, imaginé le concept de « redirection écologique ».
En effet, les repères traditionnels du management et de l’ingénierie ne sont plus adaptés aux situations écologiques critiques. La nécessaire bifurcation de ces disciplines passe donc par l’invention de concepts, méthodes et techniques que des membres de notre laboratoire, portent auprès d’ organisations et entreprises pour les aider à concevoir des stratégies à la hauteur des enjeux. Mais pour déconstruire et rediriger les personnes qui ont appris à gérer une entreprise en visant le développement systématique, la croissance et l’innovation intensive, il est très important de développer une méthode et une pédagogie inédite.
C’est ainsi que nous avons également fondé le tout premier master en Redirection Ecologique, en partenariat avec Strate Ecole de Design, car nous avons l’intuition que le design a un plus grand potentiel que l’ingénierie ou le management pour imaginer des méthodes d’ « atterrissage », comme disait Bruno Latour. La question de l’habitabilité ne peut être réduite à des questions de solutionnisme technologique, de marché, de performance ou de rentabilité. Elle doit prendre en considération des usages ou des fonctions sociales et politiques que le design peut embrasser, en plus de sa propension à penser la matérialité, le rôle social des infrastructures, des technologies et des techniques.
Du point de vue pédagogique, nous fonctionnons via la commande et l’enquête. Nos marches exploratoires, les « Anthropocene walks », peuvent par exemple nous amener à rencontrer ce que nous appelons des « organisations sentinelles » : des personnels hospitaliers, des agriculteurs et éleveurs, des gestionnaires de stations de ski ou de réserves écologiques menacées… qui de par leurs situations sur le front des manifestations concrètes de l’anthropocène, nous aident à saisir la dimension des problèmes à venir. Ce type de démarche est essentiel, car il nous semble que nos étudiants doivent mettre les mains dans le cambouis difficile de la transition écologique. C’est également une façon de ne pas faire intervenir uniquement des enseignants-chercheurs, ce qui leur permet de rencontrer des acteurs du territoire qui cherchent à concevoir des modèles alternatifs de subsistance et d’habitabilité.
Nous fonctionnons sur la base de ce que nous appelons des « commandes écologiques », qui peuvent nous être passées par un territoire, une entreprise, une organisation ou une institution… Il peut s’agir d’un directeur d’usine cherchant à lutter contre la robotisation, d’un « patron effondré » essayant de faire bifurquer son entreprise, ou d’un territoire soumis à un important stress hydrique qui s’efforce de penser le démantèlement progressif des piscines individuelles… Tous font face à une incompréhension ou à un rejet de la part d’opérateurs, d’actionnaires ou de populations qui n’ont pas toujours conscience de l’aspect irréversible et catastrophique de la situation. Ce sont eux que nous devons les aider à convaincre. Nos étudiants sont alors mobilisés pour développer une stratégie et designer des protocoles de redirection qu’ils peuvent dispenser dans les entreprises ou les institutions concernées, afin de transformer la vision de ces acteurs et d’essayer de créer des coalitions capables de mener à bien ces bifurcations.
La transformation écologique ne peut passer uniquement par l’agriculture, l’élevage, l’agroforesterie ou la gestion de l’eau. Nous avons la conviction que la redirection passe avant tout par l’industrie, la technologie, la finance, les modèles de pouvoir et d’organisation, et c’est ce qui nous intéresse particulièrement dans ce deuxième axe de recherche.