L’interdisciplinarité comme méthode
Indépendamment de sa valeur ajoutée pour aborder un sujet complexe, l’interdisciplinarité constitue d’abord une pratique d’humilité et d’objectivisation du soi, parce que nous ne détenons que le seul point de vue de notre discipline et mesurons vite que nous sommes ignorants. Les disciplines tendant à se définir de façon réflexive, nous avons par ailleurs du mal à évaluer ce qui nous rend spécifique. Davantage qu’une fréquentation de nos semblables, Gnwqi seauton (connais-toi toi-même) implique de se confronter à des différents. D’une façon qui pourrait paraître paradoxale, cette confrontation permet de renforcer sa propre singularité, tout en ouvrant à la pluralité des questionnements et de leur mise en œuvre. Nous retrouvons ici un phénomène de différenciation intervenant aussi bien dans le développement embryonnaire que lors de l’évolution biologique, où l’émergence d’un territoire cellulaire ou d’une espèce implique un environnement d’autrui.
L’interdisciplinarité est d’abord un lieu d’affirmation disciplinaire. Pour être féconde, elle doit réunir des femmes et des hommes instruits de leur parcours, à l’écoute bienveillante de celui des autres, convaincus de la légitimité de leur présence et honnêtes dans leur réflexion. Dans notre collectif, cette perspective permet d’aborder le vivant dans sa riche pluralité de processus physico-chimique, d’intégration dans les sociétés, ou encore dans son interprétation sensible. De façon remarquable, elle donne également à chacun la possibilité de communiquer avec des individus à la culture parfois très éloignée. L’interdisciplinarité est par ailleurs un indéniable vecteur de liberté qui élargit l’horizon des membres du collectif. L’expression véhémente de points de vue très différents sur la vie pousse en effet à penser plus librement ses propres recherches, souvent contraintes par des codes disciplinaires.
L’interdisciplinarité est ensuite une pratique vivifiante de confrontation pacifique. Après une indispensable phase initiale d’apprentissage qui établit la communication, chacun exprime son point de vue et écoute celui des autres. Il faut accepter le débat, savourer tout autant les accords que les divergences. Dans notre collectif, la grande richesse, mais également la difficulté pour articuler nos approches – sciences naturelles, sciences sociales et art – est que chacune a ses propres présupposés, méthodes et prétentions à la vérité. Nous partageons un objet d’étude, mais nous ne l’objectivons pas de la même manière. La science explique le vivant à partir de faits empiriquement vérifiables ou d’hypothèses formalisées en concepts dont la prétention à la vérité est universelle ; les sciences humaines et sociales tentent de comprendre les différentes activités sociales, pratiques autant que théoriques, au moyen desquelles chaque culture cherche à rendre intelligible le fonctionnement des êtres vivants et l’histoire de la vie ; quant à l’art, il produit des rapports expressifs au vivant qui sont irréductibles à une conceptualisation abstraite.
Enfin, l’interdisciplinarité n’est pas un syncrétisme. Nos discussions nous mènent souvent à devoir expliciter les hypothèses d’arrière-plan de nos disciplines respectives afin de saisir la source de nos accords ou de nos désaccords. Cette démarche réflexive est essentielle à nos débats. Nous nous rendons compte que c’est bien la visée des opérations cognitives qui conditionnent ce qui sera dit de l’objet – en l’occurrence le vivant –, et non la nature intrinsèque de l’objet, qui est en soi insaisissable. Le « vivant » répond aux questions déterminées que nous lui adressons selon la logique propre de chaque discipline. D’un point de vue épistémologique, il est fait de l’ensemble de points de vue que nous portons sur lui et que nous essayons d’organiser. La force de notre collectif consiste paradoxalement dans la reconnaissance du fait que nos différents points de vue ne peuvent être que partiels. Le collectif ne délivre donc pas un discours unique qui résulterait d’un consensus réducteur et mou. Par le partage d’un processus d’élaboration, il acquiert une intelligence à la fois multiple et globale, essentielle pour penser les faits contemporains et proposer des modèles d’action dans un contexte de montée de nouveaux essentialismes, naturalismes, vitalismes, etc.
Cette expérience interroge la méthode de résolution d’un problème complexe. L’intelligence collective enrichit la perspective et augmente la valeur d’un projet ou d’une réalisation par rapport à son élaboration par un individu unique, même omniscient. Par l’exploration des possibles qu’elle procure, la diversité des points de vue introduit par ailleurs de nombreuses solutions alternatives, particulièrement appréciables quand la part de l’aléa rend difficile la prédiction. Elle est en revanche chronophage et, de notre expérience, il importe de n’engager l’intelligence collective que dans un questionnement ou des projets circonscrits, afin de ne pas trop la disperser. L’intelligence est parfois décrite comme une faculté d’adaptation à un environnement ou, au contraire, comme une faculté de modifier l’environnement pour l’adapter à ses propres besoins. Dans cette perspective, les êtres vivants – à l’échelle de l’individu comme à celle de l’espèce – sont doués d’intelligence. Les humains partagent avec eux une incroyable inventivité et capacité à bricoler de nouveaux objets fonctionnels. Dans une perspective plus restreinte, en particulier pour le genre humain, l’intelligence met en œuvre des processus de compréhension, d’apprentissage et d’adaptation impliquant une intentionnalité. Mais, là encore il est possible d’établir des analogies avec les dynamiques du vivant. Nous pouvons défendre l’idée d’une continuité entre les mécanismes évolutifs, envisageables – à la suite du biologiste François Jacob – comme une forme de bricolage et la capacité de l’esprit humain à assembler des éléments du réel. Étymologiquement le mot intelligence renvoie d’ailleurs à l’idée d’assemblage. De même que la vie procède en combinant des éléments à plusieurs échelles – moléculaire, organisme, système écologique –, la pensée humaine, en particulier la « science du concret », selon Lévi-Strauss, instaure un ordre dans le monde en établissant des rapports entre une multitude de phénomènes hétérogènes, selon des moyens variés : mythe, art, science… Collectivement, nous nous appuyons sur le dialogue entre sciences de la nature et anthropologie pour explorer les dynamiques de construction à l’œuvre dans la vie et l’intelligence.