Le vivant construit ainsi un nouveau paradigme au cœur de la pensée contemporaine. Il incarne la figure d’une complexité qui fournit une nouvelle perspective scientifique et imaginaire pour définir notre rapport à un monde dont nous sommes partie prenante. Cette notion engage les principes de métabolisme, d’écosystème, de processus circulaires – plutôt que linéaires – et l’émergence d’une dimension temporelle. La question des limites entre humains, animaux, végétaux et objets inanimés traverse également notre actualité. Acceptant l’idée d’un monde unique – dont nous ne sommes qu’une espèce – nous devons questionner le droit que nous nous sommes arrogé à nous rendre maîtres et possesseurs de la nature. Qu’en est-il de celui des animaux, des rivières, de la biodiversité au sens large ? Ce sont enfin les limites du vivant telles que nous les connaissons qui sont remises en question par le développement de l’intelligence artificielle, de la robotique, du transhumanisme et des biotechnologies. Le vivant constitue ainsi un prisme pour reconsidérer d’une façon générale notre rapport au monde, et notre condition urbaine en particulier.
Métabolisme urbain : la figure du vivant pour dépasser la métaphore
Depuis des siècles, la représentation des villes a alterné entre vision machiniste et vision organique. L’idée métabolique implique un processus propre au vivant de transformation d’une ressource en déchet pour en tirer une énergie vitale. Or la ville est née de la division des fonctions entre production agricole, artisanat et commerce. Elle organise des flux entrants et sortants, formant avec la campagne un système aux mécanismes interdépendants. Née de la séparation, la ville est ontologiquement échanges et flux, corroborant la métaphore métabolique. La synergie entre ville et campagne subsiste jusqu’au XIXe siècle, mais l’industrialisation de l’agriculture rompt progressivement cette complémentarité. Marx qualifiera de « clivage métabolique »Bellamy Foster, John, (2000) : Marx’s ecology : Materialism and nature, New York, Monthly Review Press. la rupture entre l’humanité et la nature opérée par le capitalisme et l’industrialisation de l’agriculture.
Le mouvement Moderne encouragea le divorce avec cette vision écosystémique en disjoignant les fonctions de la ville pour techniciser son métabolisme et optimiser son rendement. Elle devient superposition de cellules à habiter, de machines à travailler et de couloirs de flux. Cette vision machiniste triomphera après la Seconde Guerre mondiale, accélérant la rupture avec le milieu naturel dénoncée par Marx, malgré quelques critiques pionnières du rationalisme techniciste moderne, notamment le mouvement métaboliste japonais, prônant des villes modulables selon une croissance organique, ou Team X repensant le logement comme un système de grappes vivantes plutôt que comme un agrégat de « machines à habiter ».
La notion de métabolisme urbain revient aujourd’hui dans un contexte de crise écologique imminente, les outils théoriques et technologiques donnant à ce néologisme une acception nouvelle. Elle incarne désormais une prise en compte du défi écologique pour « ménager » le fonctionnement urbain, mais également faire le lien entre les réflexions et pratiques des aménageurs de la ville.
Plusieurs formes de quantificationsWachsmuth, David (2012) : « Three Ecologies : Urban metabolism and the society/nature opposition », The Sociological Quarterly, Volume 53, Issue 4, Omaha, Midwest Sociological Society. du métabolisme urbain ont ainsi été explorées. Une première approche, inspirée par la sociologie de l’école de Chicago, consiste à analyser la croissance et la structure d’une ville selon l’organisation de ses flux de mobilité. La seconde, principalement quantitative, peut être qualifiée d’écologie industrielle. Elle repose sur une comptabilisation des flux matériels et énergétiques traversant la ville, de façon à mesurer leur impact sur l’environnement. Le but est de passer d’un métabolisme linéaire – qui repousse à l’infini ses « sortants » – à un métabolisme circulaire recyclant ses « sortants » en « entrants ». Une troisième approche, celle d’une écologie politique urbaine, considère les flux non comme une donnée autonome mais déterminée par les choix sociaux et politiques d’une ville, sous la contrainte de ses besoins et des caractéristiques de son environnement naturel et géophysique.
L’action des concepteurs de la ville doit intégrer l’éventail de ces visions pour transformer le métabolisme urbain selon un scénario désirable. Comment traduire ce concept en outil pratique de développement ? La figure d’un planificateur métabolique influençant les décisions politiques aux différentes échelles territoriales reste à inventer, même si des pistes se dessinent.
Conjuguer des approches complexes
La ville repensée sous son angle métabolique repose sur le renversement des barrières idéologiques de la pensée moderne et doit être envisagée de l’échelle de la cellule d’habitation, du quartier et de la ville jusqu’à celle du territoire et in fine à l’échelle planétaire. Il s’agit de travailler ce métabolisme urbain transcalaire par un ensemble d’approches complexes, de produire une ville du vivant, mixte et changeante, intégrant de l’ouvert.
Dépasser les clivages
Le mode de production de l’urbain dans les cultures occidentales s’est développé selon une culture technocratique du clivage : séparation des savoirs et des expertises, mais aussi des pouvoirs et des acteurs. Il s’est d’autre part construit sur une logique descendante allant du général au particulier : la planification spatiale précédant la localisation des programmes, puis leur définition détaillée par des opérateurs privés et, en bout de course, la conception par les maîtres d’œuvre. Concevoir une ville vivante impose de refondre ces procédés et pratiques, de dépasser les clivages classiques en invitant les acteurs à sortir de leur rôle et en plaidant pour des modes de production plus ouverts et réflexifs. Il convient de migrer d’un modèle segmenté, descendant et linéaire vers un modèle transversal, ascendant et circulaire.
À cet égard, de nouveaux types d’appel à projet s’inscrivent en rupture avec la verticalité de la planification traditionnelle, mais aussi avec le formalisme spectaculaire propre aux concours d’architecture. À l’image de l’Appel à Projets Urbains Innovants Réinventer Paris, en 2015, cette dynamique passe par une mise en concurrence valorisant les critères d’innovation à égalité avec les critères financiers. Constituer des équipes pluridisciplinaires associant architectes, urbanistes, paysagistes, promoteurs, bureaux d’étude, start-up, artistes, associations ou chercheurs renverse les logiques d’acteurs et pousse les intervenants à sortir de leur zone de confort et de leurs certitudes, révélant des synergies en reliant des savoirs et préoccupations traditionnellement dissociés.
Relier les usages
La ville vivante est avant tout ville mixte. L’urbanisme moderne s’était employée à sectoriser spatialement nos temps de vie, favorisant l’étalement urbain. Les recherches sur la ville durable revalorisent la densité et de la mixité, rejoignant les aspirations des nouvelles générations. L’ubiquité rendue possible par la technologie favorise le décloisonnement de nos temps et lieux de vie, entre travail, loisir ou consommation. Le zoning fonctionnaliste laisse place à une ville mixte dans laquelle nos différentes conditions de travailleur, d’habitant ou de consommateur sont spatialement réunies.
Dans les immeubles destinés au travail, le concept de coworking révèle les dynamiques nées de la collaboration informelle entre différents champs de compétence, ce que les industries créatives ont théorisées sous la notion de sérendipité. Le suffixe – co, qui revisite nos usages autour de l’idée de partager et faire ensemble, est le symbole de cette recherche de synergie. Travailler à plusieurs c’est partager des idées, des ressources et des expériences. Il en est de même pour les transports et l’habitat. L’explosion de logiques monofonctionnelles et la mutabilité formelle permettent l’émergence de coexistences inédites et fertiles. La mixité programmatique au sein d’un bâtiment mêlant logements, espaces de travail, équipements sportifs, espaces culturels et de commerce, services… assure à tout heure une vie attractive pour des publics variés. Cette complexité fonctionnelle, cette coexistence sociale est d’autant plus féconde qu’elle s’ouvre sur l’extérieur.
Ouvrir des dynamiques temporelles
Une approche vivante de la ville et de son tissu bâti passe par une conception ouverte de ses dynamiques temporelles. Il est essentiel d’entrevoir par des stratégies de préfiguration la vie d’un bâtiment avant même que celui-ci n’émerge ou ne renaisse. Un projet dont le programme n’est pas entièrement arrêté offre des espaces à inventer par une interaction entre les futurs usagers et les habitants, qui connaissent les services dont leur espace de vie est dépourvu. En offrant une opportunité d’évolution dans le cloisonnement de ses espaces internes, le squelette modulable d’un bâtiment peut ensuite s’adapter à ses occupants et à « l’air du temps » en offrant une grande liberté dans la réversibilité des usages. La fluctuation des populations et du marché, la croissance des entreprises ou l’évolution des modes de vie sculpteront son anatomie en le métamorphosant au fil du temps.
Pensé de façon réversible à long terme, le bâtiment devient suffisamment modulable pour offrir une grande variété d’usages à court terme, selon les heures de la journée. Le restaurant d’un immeuble de bureaux peut ainsi se transformer en espace de travail informel, voire en salle de projection ou de présentation en dehors de son activité culinaire. L’architecture s’adapte aux différents temps de la ville et de ses usagers. Le temps comme composante du vivant – jusque-là oubliée dans l’approche de la ville – ne doit plus représenter une limite à la conception urbaine mais permettre à l’architecte de devenir le metteur en espace de synergies nées des usages partagés et de la co-propriété de l’espace.
Réintégrer le vivant
Au-delà de son insertion dans un quartier, un projet d’architecture doit se fondre dans le « jardin planétaire »Clément, Gilles, Eveno, Claude (1997) : Le Jardin planétaire, La Tour d’Aigue, L’Aube/Champvallon., plaçant l’homme en son sein comme responsable de son état. Le métabolisme urbain commence à l’échelle du bâtiment. Un immeuble mixte – aujourd’hui imaginable en structure bois – peut être conçu de façon à métaboliser ses déchets et les transformer en ressource. Des légumes cultivés sur le toit, sur des parcelles maraîchères alimentées par les eaux de ruissellement, peuvent être vendus ou transformés sur place dans une logique de circuits courts, et leurs déchets réutilisés pour enrichir les cultures après compostage.