Entretien avec Arik Levy

  • Publié le 21 janvier 2017
  • Arik Levy
  • 7 minutes

Designer et artiste, diplômé en design industriel de l’Art Center College of Design de La Tour-de-Peilz en Suisse, Arik Levy, est à la tête du Arik Levy Art and Design Studio qui développe une approche multidisciplinaire de la conception. Il enseigne à l’École Nationale Supérieure de Création Industrielle / Les Ateliers, Paris, et anime des ateliers de design dans différentes écoles de design en Europe.

Stream : Vous concevez du mobilier de bureau pour Vitra depuis 2003, dont la collection ABC (2003), le système organisationnel Storage (2004) et votre dernier projet à ce jour, WorKit (2008). Pourriez-vous nous expliquer la logique de ces systèmes ?

Arik Levy :  L’un de mes premiers projets les plus formateurs en design de bureau fut le siège de Cartier à Paris, que j’ai achevé en 2001. J’ai remporté la consultation avec le soutien de Vitra. Il s’agissait de concevoir un système comprenant cloisons, bureaux, éclairage, etc, pour 20 000 m2 environ. Ce projet m’a non seulement appris les logiques de conception de bureaux, mais également la dimension technique des systèmes qui traitent des questions de fabrication, de livraison, d’installation et de l’évolution des besoins du client. Plus votre système autorise les reconfigurations et les réappropriations, meilleur il est. Tous les systèmes de mobilier veulent répondre à cet énoncé ; mon dernier projet, Born SilentWall, est un bon exemple d’outil organisationnel pour un grand open space de haute performance, dans ce cas précis acoustiquement sensible. Des systèmes comme celui-ci répondent aux besoins sans intervention architecturale. Aussi, WorKit se veut extrêmement rentable et doté d’espaces généreux. J’ai vraiment essayé d’envisager une utilisation très simple, un langage de conception clair et des modules interchangeables. WorKit peut s’adapter à toutes les dynamiques de gestion, à toutes les habitudes de travail, aux installations informatiques, à la gestion des câbles, voire aux préférences esthétiques du client. Le projet cherche à éliminer un seul et même bureau en renforçant ses attributs. J’envisage le bureau comme un concentrateur moderne de réseaux. Au milieu des villes, des voitures, des transports en commun, des téléphones mobiles, de l’industrie, du tic-tac des montres, vous pouvez ouvrir votre espace de travail. Le bureau sert parfois de seconde ou de première maison. Il est le lieu où vous investissez une bonne partie de votre journée ainsi qu’un paysage unique où se confondent les royaumes de l’interaction sociale, du travail et de la créativité ; une sorte de pique-nique urbain dans le cosmos.

Studio d'Arik Levy , Paris © Pooneh Erami & Heather Tipton

Anticiper les besoins

Stream : La modularité et l’assemblage semblent être les concepts les plus répandus dans la conception des espaces de bureau. La grande diversité des demandes d’utilisation exige des systèmes très génériques et modulaires. Pensez-vous qu’un système unique puisse être conçu pour satisfaire tous les besoins ?

Arik Levy : Bonne remarque. La réponse tient à la flexibilité de chaque élément, dans la mesure où chacun de ces éléments appartient au même ADN et à la même approche de conception. Le processus de développement et de conception ne s’arrête jamais à un « système ». Nous ne cessons de développer de nouveaux éléments et d’adapter de nouvelles idées pour anticiper les besoins et les satisfaire. Dans la planification de l’espace d’un projet spécifique, si un système est intégré suffisamment en amont, il a de meilleures chances de répondre et de satisfaire tous les besoins.

Stream : Quelle est votre méthode pour concevoir un système ? Les études sur l’évolution des méthodes de travail enrichissent-elles votre réflexion ? Quelles sont vos inspirations?

Arik Levy : L’observation est un outil très important. Tout comme l’expérience. Je me fie habituellement à mes instincts et à ce que j’identifie comme des manques. J’essaie d’imaginer ce qui pourrait, à l’avenir, être utile. Le bureau ayant toujours été très lent dans son adaptation aux mutations, je m’efforce d’être un précurseur dans mes créations. Je conceptualise, modélise ou simule des solutions pour répondre aux nouveaux besoins, puis je les propose à Vitra et ses équipes. Ensemble, nous disséquons le modèle, nous lui faisons prendre toutes les directions possibles pour enfin le reconstruire jusqu’à être totalement satisfaits du résultat. Une fois la décision prise, un prototype est créé pour les tests. Cette partie prend un certain temps, car un nouveau système est un investissement considérable. Ce processus d’expérimentation est la phase où je teste, vérifie et surtout, améliore les idées de manière holistique, en considérant tous les aspects du produit : production, transport, installation, livraison, etc. L’inspiration vient du voyage et du dialogue entre les gens : discussions et réflexions sur les expériences passées et les échanges interculturels.

Stream : Comment Vitra soutient-elle l’élaboration de vos créations ? Quelles relations entretenez-vous ?

Arik Levy : J’ai une excellente relation de travail avec Vitra. Nous nous voyons plusieurs fois dans l’année parce que nous avons plusieurs systèmes sur lesquels nous travaillons et de nouveaux concepts en développement. Il est très important pour moi de rencontrer l’équipe de développement de Vitra le plus souvent possible et de réfléchir ensemble. Ces réunions sont essentielles : les aspects techniques et d’ingénierie de la fabrication d’un système ont un impact colossal sur son esthétique et sa conception.

Stream : Comment le design peut-il influencer l’environnement de bureau ?

Arik Levy :  Mon travail sur les environnements de bureau ne se résume pas à une phrase telle que : « Salut, regardez ma belle table ! » Je suis très concerné par les problèmes auxquels nous sommes confrontés tous les jours lors de la conception d’un bureau, et qui se réduisent à construire, louer, décorer, travailler, travailler, travailler… déménager, vendre, changer et reconfigurer. J’envisage toutes les typologies d’utilisateurs finaux au moment de l’examen des fonctions à inclure dans ma conception du système. Ces typologies peuvent répondre à un besoin ou à un environnement différent. Un système bien conçu peut avoir une influence positive sur l’efficacité, les émotions et la psychologie, l’interaction sociale et l’économie. WorKit, Storage et Born SilentWall ont été installés dans des banques, des start-ups, des cabinets de conseil, des agences marketing et dans mon propre bureau. Ils conviennent à tous types d’entreprises et à tous types de besoins.

Physique et numérique

Stream :  Les méthodes de travail, de collaboration et de gestion sont en constante évolution, en particulier avec l’arrivée des « digital natives », terme employé par Marc Prensky pour désigner la génération née sous l’ère du numérique. Cela change-t-il vos stratégies de conception et les environnements de travail qui en découlent ?

Arik Levy : La communication a connu beaucoup de changements et la génération à venir sera peut-être encore plus dépendante des technologies numériques. Mais au fond, le problème est toujours le même : concevoir un espace pour les gens. Je tiens à concevoir des systèmes qui facilitent le contact et l’interaction, qui créent des espaces conviviaux et qui en fassent des lieux agréables où travailler. Malgré l’importance de la révolution numérique, il y a encore beaucoup d’autres questions qui affectent nos vies… Alors oui, peut-être que nous emmenons nos smartphones aux toilettes, mais je continue de donner du sens à mes réalisations : l’humain avant tout.

Stream :  Quelles sont les tendances que vous aimeriez intégrer aux environnements de travail ?

Arik Levy :  Dès qu’une chose devient à la mode, elle ne me semble plus pertinente ; ce que nous, les designers, cherchons dans ce champ d’activité, c’est nous projeter dans le futur. Nous devons anticiper les besoins avant qu’ils ne soient des tendances. La conception d’un système peut prendre de deux à quatre ans, voire plus. Les idées ne se cristallisent pas toujours tout de suite. Dès qu’une entreprise décide de déménager ou de rénover ses bureaux, deux à cinq années sont souvent nécessaires avant d’arriver au stade final du projet. Même si nous avons beaucoup moins de stabilité qu’hier, et que nous pouvons uniquement anticiper à court terme, chaque projet demeure très intense, exigeant, et nécessite beaucoup de clairvoyance, d’expérimentation et d’efforts afin de réaliser des systèmes qui s’adaptent aux besoins quotidiens de bureaux qui, eux, participent d’une réalité exigeant une adaptation constante.

Traduit de l’anglais par Mélanie Trinkwell

(Cet article a été publié dans Stream 02 en 2012.)

Bibliographie

explore

Podcast

« La catastrophe, c’est lorsque s’effondre avec brutalité une croyance ou une certitude. De ses ruines peuvent renaître des utopies narratives, politiques, économiques, écologiques. »

Raconter la ruine

Raphaëlle Guidée

Podcast

« La catastrophe, c’est lorsque s’effondre avec brutalité une croyance ou une certitude. De ses ruines peuvent renaître des utopies narratives, politiques, économiques, écologiques. »


Raconter la ruine

Raphaëlle Guidée est spécialiste des représentations narratives des effondrements économiques, environnementaux et sociétaux. Elle a analysé, durant plus de 10 ans, les récits entourant la banqueroute de la ville de Détroit pour saisir la manière dont une apparente ruine du capitalisme peut servir des discours de domination ou de résistance. Dans La ville d’après : Détroit, une enquête narrative (Flammarion), plutôt que de s’intéresser aux fictions, elle part à la recherche de témoignages et d’histoires concrètes, estimant que notre époque n’a pas besoin de nouveaux récits. Simplement d’alter récits.

Écouter l'épisode
Podcast

« L'intelligence artificielle révolutionne notre rapport à l'histoire, nous donnant accès à des archives jusqu'alors indéchiffrables. »

Podcast

« L'intelligence artificielle révolutionne notre rapport à l'histoire, nous donnant accès à des archives jusqu'alors indéchiffrables. »


L'IA au service de l'histoire

Les 10 et 11 février, la France a accueilli le Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle réunissant entreprises internationales et chef.fe.s d’Etats pour identifier le potentiel et les limites (notamment environnementales) de cet outil. L’occasion pour nous d’aborder le sujet de l’IA générative avec Raphaël Doan, spécialiste des sciences de l’Antiquité et auteur de l’uchronie Si Rome n’avait pas chuté, un essai imaginant, à l’aide de l’IA, ce qui aurait pu se passer si la révolution industrielle avait eu lieu sous l’Empire Romain. À travers cette expérience, s’esquissent des retombées fascinantes pour la recherche en histoire et en archéologique, l’IA permettant par exemple de faciliter le traitement des archives, de traduire des langues disparues ou encore de décrypter des textes calcinés.

Écouter l'épisode
Article
Article

Les potentialités de la nuit

Jadis sanctuaire des songes et des imaginaires, la nuit se voit aujourd’hui reléguée au simple rôle de prélude utilitaire au jour. Les territoires nocturnes recèlent une puissance alchimique, capable de transfigurer nos perceptions. Pourtant, la nuit, pensée à travers le prisme des usages, exacerbe aussi les inégalités et questionne les possibilités d’une nuit urbaine accessible à tous et toutes. En explorant ses potentialités, la nuit se dévoile comme un espace-temps où se tissent des interactions complexes qui pourraient être revitalisées par une architecture chronotopique et inclusive.

Découvrir
Vidéo

Minh Nguyen, Yoann Malinge

Vidéo

Un vent de transition

La croissance de la consommation énergétique et l’obsolescence de nos infrastructures présagent l’arrivée d’un stock de 60 000 tonnes d’éoliennes en fin de vie par an d’ici 2030. Pour absorber à l’échelle industrielle cette matière, nous devons inventer de nouvelles manières de produire, de consommer mais aussi de construire. Dans cette idée, le projet La Paletière propose de revaloriser des pales – matériaux composites aux multiples propriétés – en éléments de toiture.

Découvrir
Article
Article

Former des Architectes Citoyens : pour une architecture signifiante

Andrew Freear dirige le programme Rural Studio à l’école d’architecture de Auburn (États-Unis). Pour lui, les écoles d’architecture ont la responsabilité éthique de former des architectes citoyens, engagés localement dans des projets concrets et connectés par l’expérience aux contextes et aux lieux. Pour concevoir une ville inclusive, le Studio adopte une approche expérimentale de terrain, entre analyse des problèmes endémiques du territoire, compréhension des besoins des habitants et nouvelles techniques constructives. Découvrir l’interview complète publiée dans la revue STREAM 05 !

Découvrir
Podcast

« L’architecture a un rapport particulier avec la transformation du réel : elle est, en quelque sorte, atlastique. »

Podcast

« L’architecture a un rapport particulier avec la transformation du réel : elle est, en quelque sorte, atlastique. »


L'architecture, une pratique politique

Manuel Bello Marcano est architecte, enseignant à l’ENSA de Saint-Etienne et sociologue de l’imaginaire au Centre d’études pour l’actuel et le quotidien (CEAQ, Université Paris Descartes). L’architecture est selon lui un assemblage destiné à une sorte de mise ordre le monde : il s’intéresse en ce sens aux fictions politiques mobilisées pour outiller notre pensée et, en l’occurrence, édifier un “être ensemble”. Suivez ses paroles et découvrez l’animalité entendue comme communauté.

Écouter l'épisode
Vidéo
Vidéo

Beau comme une rencontre sur la verrière des nuages colorés

Pour Daniel Buren, l’architecture est un atelier à ciel ouvert. Dans un entretien exclusif avec l’architecte Philippe Chiambaretta, il revient sur ses travaux in situ, où art et architecture se rencontrent, à l’image des Nuages Colorés qui habillent les écailles de la verrière du 175 Haussmann.

Découvrir
Vidéo

Daniel Buren, Philippe Chiambaretta

Vidéo

Art in situ, investir l'architecture

Rayures, drapeaux et filtres colorés, font partie de la signature de l’artiste Daniel Buren qu’on ne présente plus tant il est renommé. Son travail s’inscrit dans les paysages et les architectures qui l’accueillent et dont il fait son atelier. Il revient sur son attrait pour la transparence et ses collaborations multiples, dans un entretien exclusif avec l’architecte Philippe Chiambaretta. Découvrez Les Nuages Colorés qui habillent les volumes de la verrière du 175 Haussmann de lumières chatoyantes.

Découvrir