Stream : Vous concevez du mobilier de bureau pour Vitra depuis 2003, dont la collection ABC (2003), le système organisationnel Storage (2004) et votre dernier projet à ce jour, WorKit (2008). Pourriez-vous nous expliquer la logique de ces systèmes ?
Arik Levy : L’un de mes premiers projets les plus formateurs en design de bureau fut le siège de Cartier à Paris, que j’ai achevé en 2001. J’ai remporté la consultation avec le soutien de Vitra. Il s’agissait de concevoir un système comprenant cloisons, bureaux, éclairage, etc, pour 20 000 m2 environ. Ce projet m’a non seulement appris les logiques de conception de bureaux, mais également la dimension technique des systèmes qui traitent des questions de fabrication, de livraison, d’installation et de l’évolution des besoins du client. Plus votre système autorise les reconfigurations et les réappropriations, meilleur il est. Tous les systèmes de mobilier veulent répondre à cet énoncé ; mon dernier projet, Born SilentWall, est un bon exemple d’outil organisationnel pour un grand open space de haute performance, dans ce cas précis acoustiquement sensible. Des systèmes comme celui-ci répondent aux besoins sans intervention architecturale. Aussi, WorKit se veut extrêmement rentable et doté d’espaces généreux. J’ai vraiment essayé d’envisager une utilisation très simple, un langage de conception clair et des modules interchangeables. WorKit peut s’adapter à toutes les dynamiques de gestion, à toutes les habitudes de travail, aux installations informatiques, à la gestion des câbles, voire aux préférences esthétiques du client. Le projet cherche à éliminer un seul et même bureau en renforçant ses attributs. J’envisage le bureau comme un concentrateur moderne de réseaux. Au milieu des villes, des voitures, des transports en commun, des téléphones mobiles, de l’industrie, du tic-tac des montres, vous pouvez ouvrir votre espace de travail. Le bureau sert parfois de seconde ou de première maison. Il est le lieu où vous investissez une bonne partie de votre journée ainsi qu’un paysage unique où se confondent les royaumes de l’interaction sociale, du travail et de la créativité ; une sorte de pique-nique urbain dans le cosmos.
Anticiper les besoins
Stream : La modularité et l’assemblage semblent être les concepts les plus répandus dans la conception des espaces de bureau. La grande diversité des demandes d’utilisation exige des systèmes très génériques et modulaires. Pensez-vous qu’un système unique puisse être conçu pour satisfaire tous les besoins ?
Arik Levy : Bonne remarque. La réponse tient à la flexibilité de chaque élément, dans la mesure où chacun de ces éléments appartient au même ADN et à la même approche de conception. Le processus de développement et de conception ne s’arrête jamais à un « système ». Nous ne cessons de développer de nouveaux éléments et d’adapter de nouvelles idées pour anticiper les besoins et les satisfaire. Dans la planification de l’espace d’un projet spécifique, si un système est intégré suffisamment en amont, il a de meilleures chances de répondre et de satisfaire tous les besoins.
Stream : Quelle est votre méthode pour concevoir un système ? Les études sur l’évolution des méthodes de travail enrichissent-elles votre réflexion ? Quelles sont vos inspirations?
Arik Levy : L’observation est un outil très important. Tout comme l’expérience. Je me fie habituellement à mes instincts et à ce que j’identifie comme des manques. J’essaie d’imaginer ce qui pourrait, à l’avenir, être utile. Le bureau ayant toujours été très lent dans son adaptation aux mutations, je m’efforce d’être un précurseur dans mes créations. Je conceptualise, modélise ou simule des solutions pour répondre aux nouveaux besoins, puis je les propose à Vitra et ses équipes. Ensemble, nous disséquons le modèle, nous lui faisons prendre toutes les directions possibles pour enfin le reconstruire jusqu’à être totalement satisfaits du résultat. Une fois la décision prise, un prototype est créé pour les tests. Cette partie prend un certain temps, car un nouveau système est un investissement considérable. Ce processus d’expérimentation est la phase où je teste, vérifie et surtout, améliore les idées de manière holistique, en considérant tous les aspects du produit : production, transport, installation, livraison, etc. L’inspiration vient du voyage et du dialogue entre les gens : discussions et réflexions sur les expériences passées et les échanges interculturels.
Stream : Comment Vitra soutient-elle l’élaboration de vos créations ? Quelles relations entretenez-vous ?
Arik Levy : J’ai une excellente relation de travail avec Vitra. Nous nous voyons plusieurs fois dans l’année parce que nous avons plusieurs systèmes sur lesquels nous travaillons et de nouveaux concepts en développement. Il est très important pour moi de rencontrer l’équipe de développement de Vitra le plus souvent possible et de réfléchir ensemble. Ces réunions sont essentielles : les aspects techniques et d’ingénierie de la fabrication d’un système ont un impact colossal sur son esthétique et sa conception.
Stream : Comment le design peut-il influencer l’environnement de bureau ?
Arik Levy : Mon travail sur les environnements de bureau ne se résume pas à une phrase telle que : « Salut, regardez ma belle table ! » Je suis très concerné par les problèmes auxquels nous sommes confrontés tous les jours lors de la conception d’un bureau, et qui se réduisent à construire, louer, décorer, travailler, travailler, travailler… déménager, vendre, changer et reconfigurer. J’envisage toutes les typologies d’utilisateurs finaux au moment de l’examen des fonctions à inclure dans ma conception du système. Ces typologies peuvent répondre à un besoin ou à un environnement différent. Un système bien conçu peut avoir une influence positive sur l’efficacité, les émotions et la psychologie, l’interaction sociale et l’économie. WorKit, Storage et Born SilentWall ont été installés dans des banques, des start-ups, des cabinets de conseil, des agences marketing et dans mon propre bureau. Ils conviennent à tous types d’entreprises et à tous types de besoins.
Physique et numérique
Stream : Les méthodes de travail, de collaboration et de gestion sont en constante évolution, en particulier avec l’arrivée des « digital natives », terme employé par Marc Prensky pour désigner la génération née sous l’ère du numérique. Cela change-t-il vos stratégies de conception et les environnements de travail qui en découlent ?
Arik Levy : La communication a connu beaucoup de changements et la génération à venir sera peut-être encore plus dépendante des technologies numériques. Mais au fond, le problème est toujours le même : concevoir un espace pour les gens. Je tiens à concevoir des systèmes qui facilitent le contact et l’interaction, qui créent des espaces conviviaux et qui en fassent des lieux agréables où travailler. Malgré l’importance de la révolution numérique, il y a encore beaucoup d’autres questions qui affectent nos vies… Alors oui, peut-être que nous emmenons nos smartphones aux toilettes, mais je continue de donner du sens à mes réalisations : l’humain avant tout.
Stream : Quelles sont les tendances que vous aimeriez intégrer aux environnements de travail ?
Arik Levy : Dès qu’une chose devient à la mode, elle ne me semble plus pertinente ; ce que nous, les designers, cherchons dans ce champ d’activité, c’est nous projeter dans le futur. Nous devons anticiper les besoins avant qu’ils ne soient des tendances. La conception d’un système peut prendre de deux à quatre ans, voire plus. Les idées ne se cristallisent pas toujours tout de suite. Dès qu’une entreprise décide de déménager ou de rénover ses bureaux, deux à cinq années sont souvent nécessaires avant d’arriver au stade final du projet. Même si nous avons beaucoup moins de stabilité qu’hier, et que nous pouvons uniquement anticiper à court terme, chaque projet demeure très intense, exigeant, et nécessite beaucoup de clairvoyance, d’expérimentation et d’efforts afin de réaliser des systèmes qui s’adaptent aux besoins quotidiens de bureaux qui, eux, participent d’une réalité exigeant une adaptation constante.
Traduit de l’anglais par Mélanie Trinkwell
(Cet article a été publié dans Stream 02 en 2012.)