Stream : Plus de 10 ans après la création d’ArchiLab 1, et après une pause de 5 ans, comment analysez-vous l’évolution des pistes d’expérimentations architecturales et des enjeux urbains identifiés par la génération du début des années 2000 ? Des points d’inflexions, de nouvelles ruptures sont-ils apparus depuis 2008 ?
Marie-Ange Brayer : Depuis le lancement de la première édition d’ArchiLab à Orléans, en 1999, par Frédéric Migayrou et moi-même, il est acquis que les technologies numériques ont opéré une rupture épistémique dans le champ de l’architecture. Pourtant, à cette époque, le contexte français était largement réfractaire à cette « révolution numérique ». Cette 9e édition d’ArchiLab, 14 ans après sa fondation, présente une nouvelle génération d’architectes pour lesquels le numérique fait partie prenante de leur démarche. Lors des premières éditions d’ArchiLab, cependant, il était encore difficile de matérialiser la complexité des projets d’un Karl Chu ou d’un Ben van Berkel (UN Studio). Lors d’ArchiLab 1999, Greg Lynn était malgré tout parvenu à rendre compte, à travers des moules en bois, des moulages en plastique, des empreintes en caoutchouc, de sa grammaire générative (Maison embryologique), formalisant pour la première fois sa théorie des « blobs », organismes évolutifs en interaction avec leur environnement, inspirés de D’Arcy Thompson.
Artefact computationnel
Aujourd’hui, l’édition 2013 d’ArchiLab Marie-Ange Brayer, Frédéric Migayrou, Naturaliser l’architecture, 9e ArchiLab, Orléans, Les Turbulences – Frac Centre, HYX, 2013.frappe par la puissance expressive, la complexité formelle des projets exposés, qui marquent l’émergence d’un nouvel artefact computationnel, multiscalaire, à même de se développer à toutes les échelles, de l’objet de design à celle de la ville. C’est cela qui a changé aujourd’hui : la capacité qu’ont désormais les architectes, à travers les logiciels de conception auxquels ils ont recours, de travailler simultanément à toutes les échelles, du local au global. Pratiquement toute l’exposition de cette édition a été réalisée par des machines à commande numérique pilotées par ordinateur et des imprimantes 3D, de la robe de la jeune styliste Iris van Herpen aux pavillons d’Achim Menges. En 1998, le Frac Centre avait déjà exposé les tout premiers objets architecturaux d’Objectile (Bernard Cache, Patrick Beaucé), calculés par ordinateur et réalisés par des machines à commande numérique. Chaque objet était unique et à même d’être produit industriellement. « Le nouveau statut de l’objet ne rapporte plus celui-ci à un moule spatial, c’est-à-dire à un rapport forme-matière, mais à une modulation temporelle qui implique une mise en variation continue de la matière autant qu’un développement continu de la forme », écrivait de manière prémonitoire Gilles Deleuze dans Le Pli (1988) à propos des recherches d’Objectile. Cette nouvelle variabilité formelle a transformé le statut de l’objet qui se sédimente désormais en couches temporelles multiples.
Stream : La mobilité des nouveaux outils technologiques, chaque usager de l’espace urbain évoluant avec son microsystème, nous semble notamment avoir accentué la mutation de nos rapports à l’espace (augmenté de virtuel), et au temps (accéléré, multiple, fragmenté). Ce phénomène s’est-il précisé au cours de la dernière décennie au point d’influer concrètement sur les pratiques architecturales ?
Marie-Ange Brayer : L’exposition au concept avant-coureur Architectures non standard au Centre Pompidou, réalisée par Frédéric Migayrou en 2003, nous semble aujourd’hui d’une actualité incontournable. Les imprimantes 3D feront bientôt partie de notre quotidien et l’architecture non standard, unique et industrielle à la fois, s’inscrit dans un horizon proche. Notre vie de tous les jours est déjà envahie d’outils technologiques individuels et mobiles. Bart Lootsma, commissaire d’ArchiLab 2004, avec l’exposition The Naked City, en référence à Guy Debord, avait lui d’ailleurs abordé cet enjeu de la mobilité technologique dans le champ de l’architecture. Il partait alors du situationnisme, de la dérive, jusqu’aux flash mob et outils individuels de spatialisation et de communication. Bart Lootsma abordait par là la question de l’interconnexion des outils locaux et globaux, qui ne peut qu’affecter la pratique de l’architecte. Aujourd’hui, des architectes tels que Theo Spyropoulos (Minimaforms) repensent les modes de communication. Leurs projets mettent en œuvre des comportements, des « environnements proto-architecturaux », des modèles participatifs qui passent par la cybernétique. Ce qui est frappant, c’est que l’on dépasse aujourd’hui, dans la pratique architecturale, la notion de cadre spatial, de géométrie, pour explorer de nouvelles dimensionnalités liées à des formes de temporalité, complexes et évolutives. Les artefacts numériques exposés dans cet ArchiLab, Naturaliser l’architecture, sont tous morphogénétiques, ils sont une stase formelle qui aurait pu se matérialiser autrement. Ils se donnent dans une approche génétique de la forme et une compréhension cognitive de l’espace-temps. Par exemple Bone Chair, du designer Joris Laarman, qui visualise le mouvement de croissance des os dans le corps humain. Cet espace matériel augmenté de virtuel est encore celui de Ruy Klein à New York et de leur bio-imprimante, capable d’« imprimer » des éléments du monde vivant.
Matérialité digitale
Stream : L’importance des enjeux énergétiques et environnementaux, comme la place des NTIC, est maintenant acquise : avez-vous le sentiment d’une prise de conscience qui aurait permis à la société de rejoindre l’architecture expérimentale et ses recherches spéculatives ?
Marie-Ange Brayer : Les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont inhérentes aux recherches que mènent les architectes. Lorsque Gramazio & Kohler, avec Rafaello d’Andrea, présentent la première construction architecturale non réalisée par l’homme, mais par des robots volants, au Frac Centre en 2011, ils défendent le temps simultané de la conception et de la réalisation grâce à la robotique. Lorsque Achim Menges réalise HygroSkin Meteorosensitive Pavilion (coll. Frac Centre), il revient aux propriétés hygroscopiques du matériau, le bois, tout en l’associant à une recherche technologique de pointe qui lui a permis d’incruster des microparticules de bois dans les interstices qui s’ouvrent ou se referment selon l’humidité de leur environnement. La recherche d’une efficience énergétique passe par ces nouvelles technologies qui disparaissent en tant que superstructure pour s’incorporer au matériau même et donner naissance à une architecture low-tech et performative, qui réagit aux conditions matérielles de son environnement. La révolution est là, dans cette intégration de la technologie au sein même de la matière, comme en témoignent encore les recherches sur l’auto-assemblage de Skylar Tibbits.
Stream : Ce qui apparaît nettement, c’est l’importance de la dimension transdisciplinaire dans ces recherches : de nouveaux savoirs, outils et collaborations, qui supposent clairement une attitude neuve, un changement de position et d’état d’esprit pour ces architectes. Comment la conception du métier a-t-elle évolué pour cette génération d’architectes ?
Marie-Ange Brayer : La dimension transdisciplinaire est inhérente à toutes ces démarches, qui partagent un même substrat numérique. Architectes, artistes, designers ou scientifiques utilisent les mêmes logiciels de simulation, les mêmes langages de programmation. Des porosités nouvelles voient le jour entre pratiques architecturales et scientifiques. Aujourd’hui, vous pouvez, par exemple, utiliser Processing, ce langage de programmation conçu en 2000 par l’artiste Casey Reas et Ben Fry, comme l’ont fait les concepteurs du catalogue ArchiLab pour repenser de manière générative la typographie. Tous les outils sont disponibles et cela ne peut bien sûr qu’ouvrir les portes de la recherche et multiplier les interactions. Une nouvelle « matérialité digitale » est commune à tous ces champs. Designers et architectes évoquent à ce titre l’émergence d’un nouvel « artisanat digital ».
Naturalisation et hybridation
Stream : L’édition 2013 d’ArchiLab, Naturaliser l’architecture, explore les enjeux de la simulation du monde vivant pour une architecture devenue métabolique, capable d’évoluer avec son environnement. Pouvez-vous nous expliquer ce concept de « naturalisation » ? En passant d’un mimétisme de forme à une véritable simulation générative, l’enjeu serait d’aboutir à une forme de sur-nature, hybridation de nature et de technologie ?
Marie-Ange Brayer : La naturalisation de l’architecture consiste à aborder autrement le concept de nature, non plus dans une opposition entre nature et artifice, mais dans une hybridation nouvelle. L’architecture se conçoit ici comme un « artefact augmenté », comme l’énonce Neri Oxman. Ce nouvel artefact, à la fois organique et machinique, a investi les champs de la création et de la recherche. L’architecture réunit ainsi le biologique et le computationnel, opérant la fusion de « systèmes naturels et synthétiques » pour Minimaforms. Tous ces créateurs affirment ne plus concevoir d’objets mais « un processus afin de générer des objets » (Michael Hansmeyer). La naturalisation dont on parle est une forme évolutive de matérialité qui œuvre à l’échelle du local comme du global. L’architecture s’apparente, à travers le recours aux logiciels de modélisation, à un système vivant, doté d’une nature « métamorphique », marquée par la transformabilité et l’adaptabilité à son environnement. Là réside la nouvelle écologie de l’architecture comme machine phylogénétique.
De l’approche organiciste de Goethe, étudiant la morphologie dynamique des plantes à Ernst Haeckel, la genèse du vivant se donne comme interrelation entre les organismes. L’étude des radiolaires par Ersnt Haeckel (Radiolaria, 1909), ou par Robert Le Ricolais, dans les années 1930, prenait en considération la nature « architecturale » de ces micro-organismes qui présentent des formes polyédriques complexes. Buckminster Fuller pointa quant à lui les analogies structurelles entre les radiolaires et ses dômes géodésiques. Dans les années 1970, René Thom souligna les liens entre mathématiques et nature à travers la morphogenèse (Stabilité structurelle et morphogenèse, 1972). Le biologiste Aristid Lindenmayer, en 1968, mit en avant la modélisation de la croissance des plantes qui influença les langages de programmation. Dans les années 1970, Ilya Prigogine défendit l’auto-organisation de la matière et la disruption des « structures dissipatives », tout comme le physicien Stephen Wolfram, l’inventeur du logiciel Mathematica (1988), qui n’eut de cesse d’explorer l’interaction entre computation et nature.
Stream : Quels sont pour vous les principaux acteurs actuels de ces recherches architecturales à la frontière nature/technologie ? Quels concepts principaux les réunissent ? Et en quoi se distingue-t-ils des exemples passés de biomimétisme qui ont régulièrement traversé l’histoire de l’architecture ?
Marie-Ange Brayer : Aujourd’hui, des décennies après l’invention de l’ordinateur, après la révolution numérique, le champ de l’architecture se donne en interaction avec le domaine des sciences du vivant, des neurosciences, de la biologie synthétique, de la biologie moléculaire, de la thermodynamique, de la physique, de la chimie, de l’intelligence artificielle, des sciences de l’informatique, des sciences cognitives. Les architectes passent eux aussi au crible une approche systémique du vivant, étudiant ses possibilités de réplication et sa capacité d’auto-organisation et d’émergence, qui croisent à présent la nature même du numérique, l’« écosystème » computationnel. Les protagonistes de ces recherches croisant nature et technologie sont partout. Vous les trouverez dans toutes les universités et laboratoires sur un plan international. Dans cette édition d’ArchiLab, on peut citer Neri Oxman au MediaLab du MIT ; Achim Menges à l’université technique de Stuttgart, entre ingénierie et architecture ; Gramazio & Kohler à l’ETH Zürich pour la robotique.
Pour Manuel de Landa, les processus auto-organisationnels ont estompé les frontières entre organique et non organique. L’architecture se donne dès lors comme un organisme hybride et composite, en interaction avec son environnement, informé par la matière, un système intelligent et performatif. La matière devient elle-même productrice d’informations. L’enjeu n’est plus d’imiter la nature, de reproduire ses formes comme le biomorphisme, mais de la simuler à travers une approche générative, de la recréer artificiellement en renouant avec la dimension auto-organisationnelle du vivant. « Il faut accéder à une dimension générative où l’outil sera désormais capable de surdimensionner l’espace-temps »Frédéric Migayrou, « Pour une architecture générative », propos recueillis par Madeleine Aktypi, dans Tracés 23-24, « Naturaliser l’architecture », Bulletin technique de la Suisse romande, Lausanne, 11 décembre 2013.estime Frédéric Migayrou. Le biomimétisme n’a pas pour autant disparu ; il est même revendiqué par Menges ou SOMA. Il est vrai que l’histoire de l’architecture est étroitement liée à notre interprétation de la nature. La Renaissance avait induit une première mathématisation de la nature ; le maniérisme engendra des monstres et des hybrides dont témoignent entre autres les grottes artificielles ou encore les cabinets de curiosités. La norme a fait place à l’hétérogénéité des choses. Dans cet ArchiLab, la nature n’est plus un « plan d’immanence » mais se donne comme la condition matérielle même des systèmes computationnels qui peuvent aujourd’hui générer des « objets synthétiques du vivant ».
Stream : Des recherches universitaires, notamment au MIT, utilisent aujourd’hui la notion de vivant comme métaphore mais aussi comme cadre d’analyse et de représentation générale de la ville. Au-delà de l’échelle du bâtiment présentée à ArchiLab, voyez-vous la possibilité d’une continuité des concepts de naturalisation à l’échelle urbaine globale ?
Marie-Ange Brayer : Les concepts de naturalisation de la ville, la dimension contextuelle, sont présents partout : grâce au logiciel de simulation Cellular automata, Alisa Andrasek (Biothing) modélise l’interaction d’agents qui se complexifie en « essaims », intégrant l’architecture à son environnement urbain. SPAN (Matias del Campo, Sandra Manninger) réfléchit au développement urbain à partir de la géométrie récursive des fractales afin d’envisager des modèles de comportement organique de croissance de la ville. L’échelle du micro est partout reliée à celle du macro, de l’objet de design à l’échelle urbaine globale. Cette approche peut passer par le matériau, comme les recherches en biotechnologie de X-TU (Anouk Legendre, Nicolas Desmazières) : le recours aux micro-algues permet de repenser l’urbanisme comme une biomasse en permanente évolution. Grotto de Michael Hansmeyer (avec B. Dillenburger), réalisée par des imprimantes 3D, laisse présager une nouvelle complexité matérielle qui pourra bientôt s’affranchir de l’échelle réduite de l’imprimante 3D pour générer des systèmes architecturaux évolutifs à l’échelle urbaine. Dans les projets de Michael Hansmeyer, l’autonomie de l’ornement a dissous toute tectonique, toute compréhension géométrique de l’espace pour s’ouvrir à un nouvel espace-temps cognitif, malléable et pourquoi pas un jour, réversible.
(Cet article a été publié dans Stream 03 en 2014.)