Former des Architectes Citoyens : pour une architecture signifiante

  • Publié le 31 juillet 2024
  • Andrew Freear
  • 7 minutes

Andrew Freear dirige le programme Rural Studio à l’école d’architecture de Auburn (États-Unis). Pour lui, les écoles d’architecture ont la responsabilité éthique de former des architectes citoyens, engagés localement dans des projets concrets et connectés par l’expérience aux contextes et aux lieux. Pour concevoir une ville inclusive, le Studio adopte une approche expérimentale de terrain, entre analyse des problèmes endémiques du territoire, compréhension des besoins des habitants et nouvelles techniques constructives.

Découvrir l’interview complète publiée dans la revue STREAM 05 !

Former des architectes citoyens…

Rural Studio est un programme détaché de l’école d’architecture de l’université d’Auburn
situé à Newbern, à trois heures de route de l’université. Cette petite ville rurale se trouve dans le comté de Hale, au cœur de la « ceinture noire » de l’Alabama, qui est essentiellement un paysage d’extraction, où l’on prélève beaucoup, mais où peu de choses sont données en retour, avec pour conséquence un taux de pauvreté relativement élevé et son cortège de précarités habituelles en termes d’alimentation, de santé et de logement.

J’enseigne depuis maintenant vingt ans à Rural Studio, où j’ai pris la tête du programme à la suite de Samuel Mockbee, qui l’avait lancé avec son collègue D.K. Ruth en 1993. Son leitmotiv était que les architectes doivent faire preuve d’un plus grand sens de l’initiative et se montrer plus engagés. Le Studio est né de cette double frustration envers le milieu académique, mais également la profession d’architecte dans son ensemble. Il estimait que les étudiants devaient avoir une expérience plus pratique, non seulement en termes de construction, mais aussi dans l’engagement avec les gens. Il s’intéressait par exemple tout particulièrement à la question du mal-logement dans le comté de Hale. Mockbee a toujours été une sorte de renégat, et sans être littéralement socialiste, il croyait passionnément aux principes même du socialisme. Il était également profondément convaincu que les architectes devaient non seulement être au service du public, mais également le charmer, lui apporter du plaisir, raison pour laquelle les communautés locales et l’humain au sens large sont au cœur de notre action. Les grands enjeux sont probablement partout très similaires, mais nous nous plaisons à penser qu’ils peuvent être abordés localement, en ville comme en zone rurale, pour renforcer le caractère distinctif de chaque lieu.

L’« architecte citoyen » – comme j’espère que le terme le laisse entendre – aspire à quelque chose de plus grand pour la société, ce qui est d’autant plus fort aux États-Unis, où celle-ci est avant tout centrée sur l’individu, qui est censé s’épanouir en travaillant, en gagnant de l’argent et en consommant. Il n’est nulle part question de contribution au bien commun ou de civisme. Il se trouve que j’ai été élevé et éduqué dans l’Angleterre des années 1970, où j’ai été l’heureux bénéficiaire des services publics de grande qualité qui ont vu le jour dans l’après-guerre, marqués par un idéal d’égalité des chances, de bonne éducation, de couverture santé et de logement pour tous. Les choses sont bien différentes aux États-Unis, et bien que l’Europe s’éloigne également de ce modèle, je reste néanmoins porté par ces aspirations. Mockbee lui-même disait toujours qu’il n’envoyait pas ses enfants à l’université simplement pour leur bien, mais pour qu’ils puissent contribuer à améliorer la société.

À Rural Studio, nous partageons la même conviction du rôle des architectes et de ce que nous pouvons apporter à la société. Je crois que les architectes doivent être inspirants, et notre grande question est de trouver comment concrètement aspirer à un meilleur environnement et au bien commun à travers notre travail sur des bâtiments ou des ensembles de bâtiments.

…Engagés au service d’une communauté…

Nous avons commencé à réfléchir aux problèmes les plus importants auxquels nous faisions face sur ce territoire et commencé à analyser les problèmes endémiques auxquels ce type de villes et de petites collectivités sont partout confrontées, en nous demandant également ce que notre territoire avait de particulier. Nous sommes finalement arrivés à la conclusion que le mal-logement était l’enjeu principal dans le comté.

Nous construisions déjà des charity homes – des maisons à caractère philanthropique – depuis 1993, mais elles étaient assez idiosyncrasiques : d’une certaine manière, nous réinventions la roue chaque année, ce qui était vraiment frustrant pour moi. J’ai alors commencé à penser en termes d’opportunités : nous sommes dans un endroit où les gens ont besoin de logements, alors pourquoi ne pas nous appuyer sur ce besoin pour construire un corpus de connaissances ? Nous accueillons chaque année un nouveau groupe d’étudiants en architecture très motivés, et nous avons en parallèle un groupe de personnes ayant besoin de logements de qualité, abordables, durables et peu onéreux à entretenir. Pourquoi ne pas considérer ces maisons comme des prototypes utilisés dans le cadre du programme, tout en soutenant l’économie locale ? L’idée était d’imaginer des maisons qui pourraient être construites dans la communauté, par la communauté et pour la communauté. Dans cet esprit, l’argent doit rester dans l’économie locale par l’utilisation de matériaux achetés au magasin de bricolage local et en employant des travailleurs locaux.

Le projet 20K20 000 K homes se résume à l’idée de concevoir une maison générique de bonne qualité. Les premières charity homes étaient beaucoup plus axées sur le client, sa personnalité et ses besoins spécifiques, mais le concept actuel est davantage de lui laisser la personnalisation. En espérant qu’ils seront fiers de ces maisons, et qu’ils auront envie de leur apporter une identité propre, nous essayons de laisser des parties personnalisables pour que les habitants puissent se les approprier sans créer de problèmes majeurs en termes de maintenance. Quel que soit le système que nous utilisons, nous devons toujours nous demander si nous pourrons le réparer en cas de panne. Nous utilisons des fosses septiques pour les eaux usées par exemple, car nous savons qu’au moins les habitants seront en mesure de les entretenir. La question de la maintenance et de l’entretien est fondamentale. Je suis un fervent partisan des technologies, mais également de l’être humain, et je préfère construire une maison dans laquelle l’occupant s’implique, où il doit ouvrir les fenêtres lui-même par exemple, en comprenant comment conserver la fraîcheur ou la chaleur, plutôt que de laisser une machine ou une technologie assurer le contrôle. Je crois fondamentalement que lorsque vous faites quelque chose vous-même, cela vous permet de comprendre le processus et d’y apporter vos propres améliorations avec l’expérience. Lorsque le contrôle revient aux technologies, vous devenez un consommateur passif de ces informations et vous ne vous y intéressez plus. Quelque chose d’autre prend le contrôle, alors que nous devrions tous être en position de maîtriser notre destin. Une technologie n’est pas intelligente si elle rend ses utilisateurs stupides.

Construction de la maison de Dave, 20K House, Newbern, 2009
La maison de Turner, 20K House, Faunsdale, 2012
La maison de Franck, 20K House, Greensboro, 2006

…qui expérimentent de nouvelles façons de construire

Au début, nous avions la réputation d’être très portés sur le recyclage, la construction en matériaux récupérés, mais cela a évolué parce que nos intentions et notre compréhension du lieu ont évolué. Ce qui est formidable, c’est que nous travaillons en petites équipes, donc tout est collaboratif : nous négocions entre nous, et il n’y a pas de voix centrale. Nous aimons dire que les équipes d’étudiants peuvent se retrouver dans le fossé, mais que nous ne les laissons jamais tomber de la falaise. Il arrive qu’elles fassent quelques dégâts en chemin, mais nous les remettons toujours sur la bonne voie. Nous voulons que les étudiants s’approprient les projets, qu’ils y soient investis, c’est pourquoi nos équipes se voient confier d’énormes responsabilités, allant des budgets à la conception, en passant par la planification. Il s’agit réellement d’un apprentissage par la pratique.

Je m’intéresse notamment aux différentes « couches » qui composent aujourd’hui nos bâtiments, ce que j’appelle le « mille-feuille ». Chacune de ces couches est très spécifique, ne remplit qu’une fonction, la plupart du temps vous ne savez même pas d’où proviennent les matériaux, et au final une bonne part d’entre eux sont nocifs d’un point de vue environnemental. Mais l’industrie du bâtiment nous dit, ou nous dicte, que c’est ainsi qu’il faut procéder, et nous construisons nos bâtiments en superposant de plus en plus de couches. Je me suis élevé contre cet état de fait, et nous avons commencé à chercher des alternatives, notamment via les méthodes de construction en bois massif. Nous avons commencé à les mettre en œuvre en bâtissant la nouvelle mairie de Newbern, où nous avons empilé les unes sur les autres des poutres de cyprès massif. Cette expérimentation nous a permis de comprendre que le bâtiment y gagnait une certaine masse thermique, le rendant très tempéré. Nous sommes ensuite entrés en relation avec l’université McGill, notamment avec un brillant scientifique nommé Salmaan Craig, pour étudier plus avant les perspectives de cette utilisation du bois.

Mairie de Newbern à gauche, caserne de pompiers à droite © Rural Studio

Nous étudions en ce moment avec Salmaan un « mur respirant », où vous percez délibérément des trous pour servir de système de ventilation. Avec les méthodes de construction classiques, nous nous retrouvons toujours à lutter contre les déperditions thermiques : l’idée est ici, au contraire, d’accepter que la chaleur se perde à travers le mur. La théorie de Salmaan est qu’en perçant les trous aux bons endroits, si vous apportez de l’air frais lorsque l’air chaud s’élève de la source de chaleur intérieure, il est aspiré à travers le mur et capture une partie de la chaleur perdue, agissant comme une sorte de grand échangeur thermique. C’est quelque chose de très intéressant du point de vue du chauffage, du refroidissement et du confort. Voilà le genre d’expérience que nous menons actuellement, de manière un peu plus scientifique.

D’une certaine façon, tous nos projets sont des projets de recherche, même si je n’aime pas le terme, car cela sous- entend que mes voisins seraient des sortes de rats de laboratoire. Dans le monde académique, cela peut néanmoins être compris comme de la recherche, parce que nous essayons de construire un corpus de connaissances à partir de ces expériences et prototypes. Nous essayons d’apporter de la connaissance en tant qu’architectes, car je pense que le monde de l’architecture est devenu trop tributaire des fabricants de produits qui se contentent de nous pointer ceux qu’ils estiment être importants. Je pense que les architectes doivent apporter des questions, être dans la provocation et la remise en cause, avoir un esprit critique.

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